La fin (provisoire) de la démocratie ?

Jean-Luc Maurer

Quand nous avons lancé voilà déjà quelque six ans le Cercle Germaine de Staël, nous nous étions fixés comme objectif de réfléchir à la question du déclin de la démocratie et de la montée du national-populisme en Europe et dans le monde. Pendant toutes ces années, nous nous sommes évertués à analyser ce phénomène sous ses différentes facettes et dans tous les contextes nationaux où il se manifestait ainsi qu’en témoigne en partie le blog que nous avons créé. La récente réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis et la salve de décisions plus terrifiantes les unes que les autres qu’il a prises pendant son premier mois à la Maison Blanche, appliquant de manière systématique le très réactionnaire programme 2025 de la Fondation Heritage[1], m’incite à me demander s’il ne faut pas maintenant plutôt réfléchir à la fin de la démocratie telle qu’on l’a connue et aux conséquences que cela va avoir sur nos sociétés et sur l’économie mondiale en général. On devrait aussi commencer à imaginer les moyens à mettre en œuvre pour être à même de rallumer la flamme démocratique quand nous aurons touché le fond, en réinventant depuis la base une véritable forme de démocratie indépendante des puissances de l’argent et à même de répondre aux besoins essentiels de notre humanité et de la sauver du désastre écologique vers lequel elle se précipite.

Il ne faut pas s’y tromper. Le projet de Donald Trump, des milieux politiques libertaires et néo-réactionnaires qui le soutiennent et des oligarques de la ploutocratie anarcho-capitaliste et techno-monarchiste de la Silicon Valley qui le financent, est de créer le chaos et la sidération pour procéder à une véritable révolution politique qui mettra à bas les institutions démocratiques aux États-Unis mais aussi en Europe et partout dans le monde où elles sont encore vivaces[2]. Après avoir été une alliée inconstante du capitalism qu’elle a accompagné depuis la naissance des Lumières au 18e siècle, lors de la révolution industrielle du 19e siècle et presque jusqu’à la fin du 20e, la démocratie est devenue à leurs yeux un obstacle à la poursuite du projet de transformation capitalistique qu’ils ont en tête pour asseoir définitivement leur domination sur la société et s’assurer que leurs profits gigantesques vont continuer à croître. Selon l’économiste et historien français Arnaud Orain[3], l’épisode de globalisation mondiale que nous avons connu depuis le début des années 80 et la mise en œuvre de la « révolution néolibérale » de Reagan et Thatcher, censée libérer les forces productives et profiter à tout le monde, est terminée. Nous sommes déjà rentrés dans une nouvelle phase, celle du « capitalisme de la finitude » qui ressemble beaucoup à ce que la planète a connu du temps de la ruée coloniale des 16e et 17e siècles et du mercantiliste sauvage qui l’a caractérisée, où la prédation et la violence à l’avantage d’un tout petit nombre était la règle, y compris en ayant recours au génocide et à la traite esclavagiste[4]. Le fait que Trump annonce vouloir acheter le Groenland, reconquérir le canal de Panama, annexer le Canada, expulser les Palestiniens de la bande de Gaza pour la transformer en « nouvelle riviera » ou imposer un véritable racket sur les ressources naturelles de l’Ukraine, relève exactement de cette logique impérialiste brutale. Pour lui, seule la force prime pour imposer ses « deals » et cela va de pair avec la simplification d’une vie internationale trop complexe et l’avènement d’une nouvelle ère plus simple où les affaires du monde seraient désormais régies par quelques leaders autoritaires à la tête d’un empire américain, chinois ou russe, chacun avec sa zone d’influence respective. Le fait que Trump  espère pouvoir manipuler les institutions des États-Unis pour abolir les élections et faire un troisième voire un quatrième mandat, sinon s’arroger un titre de président à vie, le mettant sur un pied d’égalité avec des dictateurs comme Vladimir Poutine et Xi Xinping, constitue un indicateur plus qu’inquiétant à cet égard. Les choses sont aussi graves que cela.

Pour en arriver là, il faut tout d’abord détruire la démocratie représentative telle qu’elle existe aux États-Unis, toujours le pays le plus puissant du monde sur le plan économique et militaire, et accessoirement en Europe, en imposant un pouvoir exécutif autoritaire et en cassant les contre-pouvoirs législatif et judicaire. C’est ce à quoi Donald Trump et son sbire en chef Elon Musk, l’homme le plus riche mais aussi le plus malfaisant du monde, ont commencé à s’employer en s’attaquant sauvagement à la fonction publique et à la société civile américaine, en décidant de saccager le système international issu de la seconde guerre mondiale et en essayant de favoriser la venue au pouvoir de partis d’extrême-droite qui sympathisent avec leur idéologie dans les pays européens comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne et bientôt la France, l’Espagne et d’autres à n’en pas douter, qui n’ont pas encore succombé à la vague national-populiste comme c’est déjà le cas de trop nombreux autres (Italie, Autriche, Hongrie, Slovaquie, Pays-Bas et Belgique pour le moment).

Pour comprendre comment on en est arrivé à ce point et commencer à penser à la manière dont on peut sortir un jour du sombre tunnel qui s’ouvre devant nous, il est indispensable de lire le remarquable ouvrage de Peter Turchin[5]. Dans cet essai aussi rigoureux que glaçant, l‘auteur explique comment les sociétés humaines passent depuis des milliers d’années par des phases de progrès, pendant lesquelles leur situation matérielle et sécuritaire s’améliore, suivies de périodes de déclin, qui les précipitent dans la guerre et le chaos, d’une durée moyenne d’un ou deux siècles chacune. Selon lui, les deux facteurs les plus importants expliquant pourquoi une société entre dans une phase de déclin qui la mène au chaos est l’accroissement intolérable des inégalités, qui voit une toute petite minorité s’enrichir sans limites alors que la majorité de la population stagne ou régresse, et la surproduction des élites, qui frustre tous ceux qui ont acquis les capacités suffisantes pour occuper des postes de responsabilité en nombre restreint et restent en rade au pied du podium. Il considère que nous sommes entrés à partir du début des années 1980 dans une nouvelle phase de déclin avec le début de la « révolution néolibérale », que la mondialisation qui s’en est suivie a créé les conditions de la crise que nous connaissons depuis le début du siècle et que la dégringolade est en cours. Si son analyse est juste, il faudra encore quelques décennies avant que nous touchions le fond et soyons à même de repartir vers une nouvelle phase de progrès. Le seul problème qu’il n’a pas intégré dans son modèle est que la planète ne peut pas se payer le luxe de quelques décennies supplémentaires de saccage de l’environnement, comme l’envisagent sans sourciller Trump et ses comparses, et que le changement climatique risque bien de rendre cette reprise impossible.

Alors, pour notre petit Cercle Germaine de Staël, la question se pose du « que faire ? » à notre modeste niveau face à cette menace qui risque de changer le sort de l’humanité ?

Il me semble que la première chose et la moins compliquée serait de s’attacher à illustrer les conséquences désastreuses que la mise en œuvre des mesures anti-démocratiques imposées par Trump et ses semblables (par exemple Milei en Argentine ou Bolsonaro quand il a été président du Brésil) ont sur la société et l’économie de leur pays et dans le monde en général en se penchant plus particulièrement sur les questions humanitaires et d’aggravation de la pauvreté et des inégalités ou de détérioration des conditions de santé et d’éducation, sans parler des atteintes irréversibles à l’environnement. À titre d’exemple, on pourrait essayer d’analyser les effets désastreux et mortifères de la fermeture de l’agence américaine USAID pour les populations de nombreux pays en développement. La seconde chose plus difficile et ambitieuse à laquelle on pourrait essayer de s’atteler serait de réfléchir à la manière dont il faudrait s’organiser et aux mécanismes à mettre en œuvre pour reconstruire du sol au plafond, une véritable démocratie à même de répondre aux enjeux économiques, sociaux, écologiques, sécuritaires et humanitaires de notre temps et d’assurer la justice et la paix dans le monde.

Puplinge, 11 mars 2025


[1] Paul Dans and Steven Groves (Eds),Mandate for Leadership, The Conservative Promise, Washington, The Heritage Foundation, 2023, 887 pages.

[2] Pour se convaincre du fait que ce projet de renversement de la démocratie n’est pas fantasmé, il faut lire l’interview hallucinante de Curtis Yarvin, l’un des « penseurs » les plus extrémistes de cette mouvance, reprise du New York Times et publiée en français dans le numéro du Grand Continent du 25 janvier 2025 : « Se préparer à l’empire : Curtis Yarvin, prophète des lumières noires ».

[3] Arnaud Orain, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècles), Paris, Flammarion, Le présent de l’histoire, 2025, 365 pages.

[4] Pour mieux appréhender les nouvelles formes que le capitalisme depuis une cinquantaine d’années, on doit aussi intégrer, en complément de cette conception sur un retour au mercantilisme sauvage d’antan, l’image fragmentée qu’en donne l’historien du néo-libéralisme et de la globalisation Quinn Slobodian dans son dernier ouvrage Le Capitalisme de l’apocalypse ou le rêve d’un monde sans démocratie, Paris, Éditions du Seuil, 2023, 362 pages.  

[5] Peter Turchin, Le chaos qui vient, Élites, contre-élites et la voie de la désintégration politique, Paris, Le Cherche Midi, 2023, 445 pages. 

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