Jean-Luc Mélenchon : nouveau visage de l’antisémitisme en France

Par Jean-Daniel Rainhorn

« Madame Braun-Pivet campe à Tel-Aviv pour encourager le massacre [… de la population palestinienne de Gaza !] » a déclaré Jean-Luc Mélenchon, leader du parti de gauche « la France Insoumise », dans une manifestation propalestinienne à Paris le 22 octobre 2023, à propos du déplacement de la Présidente de l’Assemblée Nationale Française – quatrième personnage de l’Etat – en Israël. Le verbe « camperi » n’a certainement pas été choisi au hasard s’agissant d’une personnalité d’origine juiveii rappelant les jeux de mots « détail de l’histoire » et « Durafour crématoire » de Jean-Marie Le Pen pour lequel celui-ci avait été condamné par la Justice. Cette déclaration aux relents antisémites a heureusement déclenché une vague de protestations, à droite comme à gauche de l’échiquier politique français. Cependant, elle soulève une question fondamentale : Existe-t-il un antisémitisme de gauche ?

Plusieurs historiens se sont penchés sur ce qui, à première vue, s’apparente à un oxymore tant l’antisémitisme est contraire aux valeurs habituellement défendues par ce que, sur le plan des idées, l’on nomme « la gauche ».

M. Winockiii rappelle les hésitations de la gauche parlementaire au début du XXe siècle cherchant à éviter de prendre une position claire dans l’affaire Dreyfus qui pourtant divisait profondément la France entre dreyfusards et antidreyfusards. Jean Jaurès déclara alors publiquement : « Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre, par la fièvre du gain quand ce n’est pas par la fièvre du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion »iv. La lecture de l’ouvrage de M. Dreyfusv, historien de référence sur ce sujet, montre que, depuis la Révolution française, l’antisémitisme n’a pas toujours été l’apanage de l’extrême-droite et qu’à de nombreuses reprises des personnalités de gauche l’ont utilisé, soit par opportunisme pour flatter la xénophobie d’une partie de l’opinion publique, soit parce que cela correspondait de fait à leur véritable pensée. Du Parti communiste comme arme polémique contre Léon Blum jusqu’à certains socialistes accusant le même, une fois devenu Président du Conseil, de précipiter la France dans une guerre avec l’Allemagne par solidarité avec les juifs persécutés, on retrouve, dans les années 1930, l’antisémitisme dans la bouche et les écrits de certains leaders de la gauche.

Ces dernières années, l’antisémitisme a resurgi dans la rue de manière particulièrement spectaculaire avec un nombre d’actes antisémites qui n’arrête pas d’augmenter bien qu’ils soient passibles de poursuites et de condamnations. On a même vu récemment, dans des défilés souvent soutenus de manière paradoxale à la fois par l’extrême-droite et l’extrême gauche, fleurir sur la poitrine ou sur des brassards de nombreux manifestants – gilets jaunes ou anti-vax – des étoiles jaunes voire des croix gammées sur des portraits de Simone Veil, rescapée d’Auschwitz.

Les répercussions en France du massacre du 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas suivi des représailles de l’armée israélienne à Gaza, qui frappent elles-aussi violemment la population civile, montrent avec quelle facilité certains élus de la gauche française, dont le soutien à la cause palestinienne n’a jamais jusque-là dépassé les limites des studios de télévision et des meetings partisans, franchissent allègrement les frontières entre l’antisionisme – l’hostilité à l’Etat d’Israël – à l’antisémitisme, la haine des juifs.

Et il n’y a pas qu’en France ! L’explosion des actes antisémites en Europe depuis le 7 octobre, en particulier en Allemagne, est spectaculaire. Ils viennent d’être dénoncés avec force dans une vidéo par le vice-chancelier allemand Robert Habeck qui inclut « certains secteurs de la gauche » dans ses accusations. Et l’on a vite oublié que Jeremy Corbin, chef du parti travailliste du Royaume Uni pendant cinq années et donc candidat au poste de Premier Ministre, a finalement été mis en minorité à cause de sa « complaisance avec l’antisémitisme ». C’est pourtant le même qui est venu à Paris, il y a peu, pour soutenir des candidats de la France Insoumise aux dernières élections législatives.

On constate donc un même phénomène en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et même en Suisse où une récente enquête montre une recrudescence du sentiment anti-juifvi. Assiste-t-on à une lente reconstruction d’une Internationale de l’antisémitisme ? On pouvait espérer qu’après l’Holocauste une telle question ne serait plus jamais posée. C’est oublier l’avertissement de Berthold Brecht à la fin de sa pièce de théâtre « La résistible ascension d’Arturo Ui » : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ! ». Ou encore celui de Jean-Paul Sartre qui en conclusion de son ouvrage « Réflexions sur la question juive » écrivait à propos des Français, alors que la Deuxième Guerre Mondiale n’était pas encore terminée,  : « L’antisémitisme n’est pas un problème juif, c’est notre problème ! ». Il est temps de ne plus se voiler la face en faisant comme s’il était marginal, alors qu’il est en train de redevenir évident dans nos sociétés occidentales, qui se laissent à nouveau séduire – parmi d’autres funestes idées – par celle du « rejet de l’autre ». Ce serait l’honneur des gauches européennes et américaines que de s’engager, sans ambiguïté, à dénoncer cette inquiétante dérive.

Le 8 novembre 2023

i Le Petit Robert 2013. Camper : S’établir, être établi dans un camp

ii Voir à ce propos l’article de l’historien P. Birnbaum dans Le Monde du 2 novembre 2023 : Jean-Luc Mélenchon instaure explicitement un fossé entre le peuple français et Yaël Braun-Pivet.

iii Winock M. La Gauche et les juifs. L’Histoire. Revue mensuelle. N° 34, mai 1981. 

iv Jaurès J. Discours au Tivoli. Juin 1898. Cité par M .Winock ibid.

v Dreyfus M. L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe : de 1830 à nos jours. Paris, La Découverte. 2011.

vi « A Genève, l’augmentation des actes antisémites inquiète ». La Tribune de Genève, 24 octobre 2023.

10 Replies to “Jean-Luc Mélenchon : nouveau visage de l’antisémitisme en France”

  1. André Duval dit : Répondre

    La dérive de la critique du gouvernement israélien à l’antisionisme puis à l’antisémitisme, si elle est peut-être contrôlable par un intellectuel, l’est moins par une personne moins savante, cela peut expliquer l’augmentation du nombre d’actes antisémites dans le contexte de la guerre au Moyen Orient. Et ce n’est pas les manifestations contre l’antisémitisme ni la stigmatisation qui anéantiront la « bête immonde » même si pour d’autres fins elles sont quelquefois nécessaires (comme exprimer son soutien, sa compassion aux juifs qui se sentent menacés).
    S’il n’y a pas un effort de la part d’Israël, qui est celui qui dispose de la force, pour sortir du cycle de la haine, il n’y a aucun espoir. Aujourd’hui il y a la guerre contre le Hamas mais il y a aussi et en même temps de nombreux cas d’actes anti-palestiniens en Cisjordanie.

    La réflexion concernant l’antisémitisme observé chez quelques « gilets jaunes » ou « antivax » me semble être une certaine forme du rejet de l’autre en général. Dans l’ensemble, les gilets jaunes n’étaient pas des antisémites, nous en avons rencontré des tout à fait accueillants à tous. Ils manifestaient contre une forme d’injustice que l’on peut facilement comprendre : alors que les élites peuvent traverser la planète avec un kérosène libre de tout impôt, eux doivent subir une augmentation des taxes déjà lourdes sur l’énergie qui leur permet de se rendre à leur humble travail, le CO² produit par les uns ou les autres est le même avec les mêmes effets. Quant aux antivax je ne suis pas sûr que leurs réactions ne proviennent pas du système trop hiérarchisé dans lequel ils évoluent professionnellement

    1. Rainhorn Jean-Daniel dit : Répondre

      Le Cycle de la Haine ! L’espoir qu’avait fait naître les accords d’Oslo en 1993 s’est brisé sur les réticences des deux parties – israélienne et palestinienne – à les appliquer soulevant la question de leur sincérité et mettant de fait fin à la « solution à deux Etats ». Comment renouer le dialogue ?

      L’antisémitisme est un problème très ancien auquel à de nombreuses reprises la société française – comme beaucoup d’autres pays européens – n’a pas échappé. Le gouvernement du Maréchal Pétain n’a pas attendu la demande des Allemands pour élaborer et voter dès le 4 octobre 1940 des lois permettant l’internement des juifs dans des camps. Plus de 40.000 ont été arrêtés au cours des semaines suivantes. Difficile de réduire les étoiles jaunes et les croix gammées que portaient certains manifestants à « une certaine forme de rejet de l’autre ». Les juifs auraient-ils une responsabilité particulière dans les difficultés sociales de la France ? Ce n’étaient pas les noms de Arnault, Pinault ou Bettencourt Meyers, les trois Français les plus riches, que l’on a pu lire sur des pancartes mais des noms de personnalités d’origine juive du monde politique et des médias. Pourquoi ce choix ?

      Se souvenir de ce qu’écrivait Emile Zola dans sa « Lettre à la Jeunesse » au moment de l’affaire Dreyfus (1897) : « Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela ? Il y a donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile poison a déjà déséquilibrés ? Quelle tristesse, quelle inquiétude, pour le vingtième siècle qui va s’ouvrir ! » En écrivant cela, il n’imaginait pas combien ces phrases allaient être monstrueusement prophétiques !

  2. Bernard CHATAIGNER dit : Répondre

    A la question fondamentale soulevée « Existe-t-il un antisémitisme de gauche ?» d’autres questions émergent : De quelle gauche parle-t-on ? De quelle nature serait cet antisémitisme ? Quel impact sur les différentes franges de la population ? Et au-delà, elle résonne avec une autre question : « L’extrême droite n’est-elle plus antisémite ? »
    En effet, depuis 2 décennies, tout au long des élections présidentielles, la gauche a progressivement fermé les yeux sur la montée d’un antisémitisme liée notamment à la propagande islamiste, laissant la droite et l’extrême droite la dénoncer. Au point que, selon un sondage récent de l’IFOP, 42 % des Français font confiance à Marine Le Pen pour contrer l’antisémitisme, contre 41 % à Emmanuel Macron et surtout 17 % à Jean-Luc Mélenchon confirmant ainsi la question initiale posée dans cette rubrique.
    A l’inverse Les électeurs d’extrême droite ne sont que 29 % à être favorables à la lutte contre l’antisémitisme contre 65 % à l’extrême gauche. Ce sont les résultats de l’enquête annuelle de la Commission nationale consultative des droits de l’homme qui nous révèle que le ressort premier de l’antisémitisme en France n’est pas la critique d’Israël mais les vieux préjugés tels que la croyance dans le pouvoir excessif des juifs et dans leur rapport supposé particulier à l’argent, quelque part le bouc émissaire du rejet de l’autre. Les personnes les plus concernées par ce type de pensée, d’après l’enquête, sont des personnes au « faible niveau d’instruction », positionnées « à droite ou à l’extrême droite », ainsi que de façon « très marquée les musulmans ».
    Aussi doit-on bien dissocier les tendances selon les franges de la population française et leurs élites politiques. Au point d’interroger le type d’antisémitisme dont il s’agit. Je doute fortement que les élites RN ne soient pas majoritairement antisémites, à voir le lien étroit qu’ils entretiennent avec des structures résolument pronazies et les propos d’un entourage proche, au premier rang desquels Jordan Bardella dans le déni de l’antisémitisme flagrant de Jean-Marie Le Pen. Quant à Jean-Luc Mélenchon, s’agit-il d’une véritable pensée antisémite, ou ne cultive-t-il pas l’ambiguïté sur les juifs dans le but de séduire l’électorat musulman de banlieue ? Au delà de cet antisémitisme de type électoral se pose chez lui la question de l’antisionisme, puisé dans la défense des opprimés contre les oppresseurs, leitmotiv gauchiste relevant d’une forme de rigidité idéologique à la fois moralement séduisant et naïvement simpliste, rejoignant ainsi un autre parti d’extrême gauche : « Le NPA ne se joint pas à la litanie des appels à la prétendue “désescalade”. En effet, la guerre contre les PalestinienNEs dure depuis 75 ans, et la gauche devrait se rappeler de la nécessaire solidarité avec les luttes de résistances contre l’oppression et l’occupation. Le NPA rappelle son soutien aux PalestinienNEs et aux moyens de luttes qu’ils et elles ont choisi pour résister »-extrait du Web du NPA du 7 octobre 2023. Oui les gouvernements israéliens de ces derniers temps autour de Nettanayou et ses fondamentalistes religieux d’extrême droite sont des oppresseurs voulant bouter les palestiniens hors les murs ; et leurs frappes actuelles sur le peuple gazaoui sous prétexte justifié de leur droit à se défendre sont insupportables. Mais c’est oublier que le peuple israélien, qui vient de subir un véritable pogrom ravivant les plaies récentes de la Shoa est en droit de se sentir protégé au sein d’un état reconnu. Oui le peuple palestinien, habitants de Gaza comme de Cisjordanie, sans cesse pourchassés, réprimés et bombardés sont les opprimés. Mais c’est oublier qu’ils sont sous la coupe d’une organisation terroriste islamiste, le hamas. Autant de contradictions dont la complexité mène à une confusion alimentée par les propos de JL Mélenchon aux relents antisémites.

    Pour ma part je fais la distinction entre l’extrême gauche dans laquelle je le situe, lui et ses sbires de LFI, et la gauche. Et celle-ci s’honorerait, acceptant cette complexité, d’y mettre des mots simples, clairs et forts avant de réfléchir et partager les actions possibles, même si elles sont difficilement réalisables. Il est temps que la fracture s’opère pour qu’une gauche humaniste émerge avant que ne s’instille chez plus d’un citoyen « le poison de la bête immonde » : le rejet de l’autre, ferment de tous les illibéralismes, attisé de plus actuellement par une droite décomplexée dans la préparation de la loi sur l’immigration.
    Comme disait Guy Bedos , humour délicat j’en conviens face à de tels sujets: « Ça devient difficile d’être de gauche, surtout quand on n’est pas de droite » .
    PS. Une pensée ce matin pour l’Argentine !

    1. Jean-Daniel Rainhorn dit : Répondre

      Merci pour ce commentaire qui souligne bien la complexité tout autant que l’actualité de la question de l’antisémitisme dans une partie de la gauche européenne. Un antisémitisme qui, reconnaissons-le, est heureusement encore aujourd’hui plus passif qu’actif. Mais un antisémitisme qui se caractérise trop souvent par un silence coupable devant les actes antisémites qui se multiplient. En étant incapable, au-delà des formules toutes faites, d’élaborer un discours clair, compréhensible par tous, cohérent avec la vision du monde qu’elle défend, une certaine gauche – et en particulier certains de ses ténors – contribue à la banalisation de l’antisémitisme. Est-il si difficile d’être à la fois intransigeant sur l’antisémitisme lorsqu’il se manifeste – c’est-à-dire ne pas en faire un objet de manipulation politique – et fermement opposé à la politique colonialiste de l’Etat d’Israël ?
      Quant à l’extrême-droite, malgré ses contorsions, elle aura bien du mal à échapper à ses démons historiques ! Comme le disait Jean-Paul Sartre : « L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est une passion ».

  3. Wouter van Ginneken dit : Répondre

    LA GUERRE ISRAEL-HAMAS : RACINES ET PERSPECTIVES DE PAIX
    J’ai lu les remarques lucides de Jean-Luc Mélenchon (https://youtu.be/DIeJbwtmO_c?si=o0nYoo8x1RVIDb2h) qui nous avertit que – dans le contexte actuel géopolitique – l’augmentation des conflits régionaux peut nous amener à des guerres régionales généralisées, ou pire à un conflit à l’échelle mondiale. Il faut souligner que critiquer l’Etat d’Israël n’est pas un acte d’anti-sémitisme.

    La guerre Israël-Hamas nous impose d’analyser les racines du conflit actuel. Depuis des décennies l’Etat d’Israël a installé un système de ségrégation et de discrimination ethno-raciale en Cisjordanie (Palestine) et a emmuré la Palestine et Gaza, qui a étranglé leurs économies. Il y a un gouffre entre le PIB par habitant de 3 000 dollars en Palestine (sans compter les colonies juives) et celui de 45 000 dollars en Israël – en comparaison de 41 000 dollars en France .

    En plus, pendant au moins 20-30 ans l’Etat d’Israël a suivi une politique qui donne le droit à ses colons de prendre possession de grandes parties de la terre en Cisjordanie occupée. Ces colons sont protégés par leurs propres milices et armes – sous la protection générale de l’armée israélienne.

    Le premier pas vers la paix est un cessez-le-feu durable – sous l’égide de l’ONU et dans la mesure du possible avec le soutien des pays du Moyen Orient. Comme Jean-Luc Mélenchon l’a dit au début, la solution doit ensuite obligatoirement passer par la reconnaissance de l’Etat d’Israël et de la Palestine avec une garantie de sécurité des deux côtés, comme prévu par plusieurs résolutions de l’ONU. Un tel résultat pourrait être obtenu dans une Conférence Régionale pour la Paix au Moyen Orient. Il n’est pas encore clair comment donner à Gaza son indépendance, ou comment l’inclure dans le nouvel état de Palestine, mais il faut commencer par lever le blocus israélien économique et humanitaire. Une plus grande intégration des économies d’Israël, Palestine et Gaza – en des termes égalitaires – pourrait aussi contribuer à l’avènement une paix à long terme.

    1. Jean-Daniel Rainhorn dit : Répondre

      Il y a évidemment un lien entre l’opposition à la politique colonialiste de l’Etat Israélien, qui se fait au détriment des droits de la population palestinienne à vivre sur sa terre, et l’antisémitisme. Mais la paix, et donc la disparition de l’un des facteurs qui alimente l’antisémitisme, ne pourra venir que d’un dialogue. Et entre un peuple qui est gouverné par une extrême-droite religieuse – élue démocratiquement ! – et un peuple encadré par deux mouvements caractérisés l’un par son radicalisme soutenu par l’Iran et l’autre par son népotisme et qui de plus se combattent, ce dialogue risque d’être difficile, voire impossible. Le temps d’un règlement général de la paix au Moyen-Orient incluant la reconnaissance définitive de l’Etat d’Israël par l’ensemble du monde arabo-musulman n’est-il pas venu ?
      Quant à l’antisémitisme, il est un phénomène beaucoup plus ancien et profond que le conflit israélo-palestinien. Et il faudra malheureusement beaucoup de temps pour qu’il disparaisse, s’il devait un jour disparaître ! N’est-ce pas la philosophe allemande Hannah Arendt qui écrivait : « De tous les maux qui ont ravagé le XXème siècle, l’antisémitisme est le seul qui demeure incurable. »

  4. Jean Lambert dit : Répondre

    J’ai lu avec intérêt le papier de Jean-Daniel Rainhorn et suis d’accord. Faut-il vraiment polémiquer avec les intentions électorales des extrêmes ? Les racines de l’antisémitisme sont encore plus tordues et cette lèpre irrationnelle, criminelle, ronge toutes les périodes de crises…Il faut inlassablement la combattre, sans espérer la guérir, car toute autre pathologie la déguise…
    En ce qui concerne les Etats, je rêve qu’on parle de citoyens (ni juif, ni islamique, ni rien) chacun avec de multiples nationalités, voire croyances, mais laïcs en politique. Un « Etat juif » n’a pas de sens. Pas plus qu’un État musulman ou Protestant, ou Hindou. Un État JUSTE, that is the question. Une LOI juste effective et rationnelle. Le reste est fou et mène aux massacres insensés.
    Ironie de l’histoire, c’est à la Perse qu’on doit le régime du double droit qui fonde la laïcité. Le citoyen peut obéir à sa loi locale, particulière, communautaire dit-on aujourd’hui, à la condition qu’elle soit subordonnée à la Loi commune, la Loi de l’Etat ou de l’Empire. Rome ne s’y prendra pas autrement. Quelque chose de cette mémoire est passée dans le régime des dhimmi en islam, bien que la distinction fut surtout fiscale entre les citoyens à part rentière (comme dit Henri Bresc), exonérés, et les autres, comme souvent.
    Les différents régimes de laïcité selon les Etats observent tous un double-droit. Et la justice du Droit commence par cette division du droit en lui-même.
    Quand le droit local l’emporte sur le droit global, les nuages s’amoncèlent et bientôt les Furies sont lâchées. Il n’y a pas d’exception. Car par définition le droit local n’a pas le souci du Bien commun. Tout l’effort du Politique est de faire en sorte que la Loi globale soit juste et porteuse du Bien commun, et de commencer par maintenir bien subordonnées les lois locales.
    Ainsi chacun au Proche-Orient et ailleurs doit s’interroger, pour ne pas prendre son Livre saint, aussi saint soit-il…pour un cadastre.
    Et puisqu’il est question du Droit juste de l’Etat, commençons par exiger la lutte contre la connexion des bandes maffieuses multiformes et des banques corrompues, qui gangrène la Loi commune et nourrit la lèpre insidieuse dont il est question en commençant. Et qui fait échouer le combat décisif pour notre unique planète, notre véritable Bien Commun.

  5. Jean-Daniel Rainhorn dit : Répondre

    « Ne pas prendre son Livre saint pour un cadastre » ! La métaphore qu’utilise Jean Lambert ne manque pas de pertinence. Elle illustre la complexité d’un règlement global au Moyen-Orient. Car si la région est principalement de religion musulmane, elle abrite plusieurs autres religions :
    – environ un million de druzes répartis entre le Liban, la Syrie et Israël ;
    – de 10 et 15 millions de chrétiens arabes répartis entre le Liban, la Syrie, l’Irak et l’Egypte ;
    – plus de 7 millions de juifs en Israël – pays dans lequel les juifs sont majoritaires – sans parler de quelques dizaines de milliers en Turquie et en Iran ;
    – 300.000 Baha’is en Iran et dont les deux lieux les plus sacrés sont en Israël.
    Sans oublier le fait que Jérusalem est une ville sainte pour les trois grandes religions révélées (islam, chrétienté et judaïsme) et que le monde musulman est divisé en deux grands courants souvent difficilement conciliables que sont les sunnites majoritaires en Turquie, en Syrie et au sein de la population palestinienne, et les chiites majoritaires en Iran et en Irak.
    Enfin, la région abrite également des minorités nationales et en particulier plus de 35 millions de kurdes, pour la plupart musulmans sunnites, répartis entre Turquie, Irak, Iran et Syrie.
    Depuis la deuxième guerre mondiale, trois pays ont tenté de faire vivre un communautarisme ethnico-religieux, selon le principe du double droit : le Liban, l’Irak et la Syrie qui sont de véritables « mosaïques communautaires ». Le moins que l’on puisse dire est que cela n’a pas été une réussite puisque ces trois pays ont dû faire face à plusieurs coups d’Etat et conflits armés et que les équilibres qui en ont résulté restent très précaires. Seules les dictatures de Afez El Assad en Syrie et de Sadam Hussein en Irak ont permis au prix d’une répression féroce de construire un Etat qui avait réussi à imposer sa loi aux différentes communautés.
    Un Etat fédéral israélo-palestinien géré démocratiquement sur une base communautaire est-il aujourd’hui possible ? L’exemple de la Suisse qui a construit un Etat fédéral moderne à la suite d’une guerre civile en 1847, donnerait envie d’y croire. N’est-ce pas ce modèle qui a permis que s’installe en Bosnie-Herzegovine une paix précaire qui dure depuis 28 années, pays aujourd’hui candidat à l’adhésion à l’Union Européenne ?

  6. Francis Meir dit : Répondre

    Bravo pour ce texte courageux. Ayant participé il y a quelques années à un travail sur l’antisémitisme, j’ai été surpris par la masse d’études et de documents historiques, psychologiques, politiques, philosophiques… ainsi que sur les discutions entre antijudaïsme, antisémitisme, judéophobie, antisionisme. Mais sur la nature profonde du phénomène, c’est (presque) le désert. La réflexion sur l’antisémitisme bute sur sa compréhension intime. Pourquoi ces bouffées subites de profonds rejets, pourquoi cette exclusion symétrique dans le monde chrétien et musulman ? Pourquoi tant de leaders de l’antisémitisme proviennent de cercles proches du judaïsme : St Paul, Torquemada, Karl Marx, Wilhelm Marr, Otto Weininger ou, en 1953, c’est un certain Dr Leibowitz qui est en charge par le PCF de dénoncer le complot des médecins juifs (blouses blanches)?
    Deux livres peuvent nous mettre sur la voie : la classique étude de Théodor Lessing « la haine de soi » et le récent essai de Delphine Horvilleur « Réflexions sur la question antisémite ». L’un comme l’autre montrent que les mécanismes de haine sont totalement indépendants des positions politiques de leurs auteurs, mais intimement liés à la pluralité des visions de « l’universel ».

    1. Jean-Daniel Rainhorn dit : Répondre

      Le 9 février 2024 disparaissait à l’âge de 95 ans Robert Badinter, une des plus grande conscience morale de la France de l’après-deuxième guerre mondiale. C’est me semble-t-il l’occasion, pour nourrir ce dialogue qui s’est installé autour de la question de l’antisémitisme dans ce blog, de relire la Tribune qu’il avait publié dans le journal Le Monde et qui reste d’une brûlante actualité.

      L’antisémitisme contre la République

      Français juif ou juif français, comme on voudra, ces deux qualités étant indissociablement liées en moi, j’assiste avec stupeur et colère à la renaissance d’un antisémitisme proclamé en France.
      C’est sur ce sujet-là que j’entends ici m’exprimer. Non sur le conflit au Proche-Orient qui oppose Palestiniens et Israéliens, depuis la création de l’Etat d’Israël par décision de l’ONU en 1948. Dans ce conflit, qui se déroule à des milliers de kilomètres de la France, notre destin national n’est pas en jeu. Mais une certaine idée de la République se trouve menacée à présent en France par les passions qu’il suscite.
      La République française repose sur des principes qui fondent notre pacte national. La République est une, indivisible et laïque. Elle est composée de tous les citoyens français, égaux en droits et devoirs, quels que soient leur sexe, leur origine, leurs convictions religieuses, philosophiques, politiques. Elle n’est pas une juxtaposition, une mosaïque de communautés vivant côte à côte. Elle rassemble en une même unité la totalité de ses citoyens, sans distinction aucune. La laïcité garantit à cet égard la liberté religieuse de chaque Français, dans le respect de celle des autres.
      Sur ces quatre piliers, liberté, égalité, fraternité, laïcité, repose la République française. Et chacun sait qu’il suffit qu’un des piliers cède pour que l’édifice entier puisse s’écrouler.
      Or la menace est là, présente dans les cris et les violences qui ont accompagné certains défilés organisés par des associations de soutien au peuple palestinien et hostiles à Israël. Face à l’interdiction de certaines manifestations, suscitée par la menace de troubles graves à l’ordre public, ona invoqué le droit à manifester garanti par la Constitution.
      GARANTIR LA PAIX CIVILE
      Il s’agit là d’une liberté fondamentale dont l’importance n’est pas discutable. Encore faut-il rappeler que, comme toute liberté, celle de manifester doit s’exercer dans le cadre de l’Etat de droit. Or, en matière de liberté de manifestation, la loi prévoit que le gouvernement, dont le devoir est de garantir la paix civile, peut prendre des mesures d’interdiction si la sûreté des personnes et des biens lui paraît menacée.
      Il ne s’agit pas là d’un pouvoir régalien qui s’exercerait sans limites ni contrôle. La loi donne aux organisateurs de la manifestation le droit de saisir la justice administrative statuant en référé, c’est-à-dire sans délai, d’une demande d’annulation de la mesure d’interdiction décidée par le gouvernement. L’audience est publique et contradictoire. Et la décision rendue est immédiatement exécutoire.
      Les organisateurs de toute manifestation doivent se conformer aux décisions de justice. Ils ne peuvent se prévaloir d’un droit absolu et discrétionnaire à manifester. Le gouvernement, et particulièrement le ministre de l’intérieur, a à cet égard scrupuleusement observé les règles de l’Etat de droit.
      Reste l’essentiel : au même moment, dans d’autres grandes capitales européennes, des mouvements identiques manifestaient dans la rue leur soutien aux habitants de Gaza écrasés par les souffrances de la guerre. Nulle part ne s’élevaient, à l’occasion de ces défilés, les cris que l’on a entendus à Paris : « A bas les juifs, à mort les juifs ».
      Le voile était déchiré, le masque arraché. Ce qui s’exprimait à nouveau à Paris dans ces manifestations, c’était, au-delà de l’antisionisme, l’antisémitisme, la haine des juifs.
      Déjà, nous avions entendu des néonazis défiler à Paris en février en criant « Les juifs dehors » dans une indifférence quasi générale. Je m’étais indigné du silence devant ces clameurs antisémites qui n’avaient pas retenti depuis l’Occupation nazie. Et voici que, à l’occasion du conflit au Proche-Orient, des voyous masqués se dirigent vers des synagogues, mus par le désir de frapper, de casser, de brûler.
      « MORT AUX JUIFS »
      Les agressions contre des synagogues jalonnent l’histoire de l’antisémitisme. Voici qu’elles se renouvellent au motif de solidarité avec les Palestiniens de Gaza. Mais les cris de « Mort aux juifs », c’est à Paris qu’ils résonnent, et aux juifs de France qu’ils s’adressent. Et, au-delà d’eux, c’est la République tout entière qu’ils défient. Au soir de ma vie, je retrouve, hurlés par des fanatiques, les mêmes mots que je voyais, enfant, inscrits à la craie sur les murs de mon lycée parisien, avant la guerre : « Mort aux juifs », avec alors l’adjonction de « Mort à Blum ».
      Lors de la commémoration annuelle de la grande rafle du Vél’ d’Hiv, à Paris ce 20 juillet, le premier ministre prononça des paroles fortes et simples contre l’antisémitisme. Il dénonça sa renaissance et la menace qu’il impliquait pour la France. C’était un beau discours, consolateur et rassurant à la fois.
      Mais je m’interrogeais : soixante-dix ans se sont écoulés depuis la nuit de l’Occupation, les crimes des nazis et de leurs complices de Vichy. Le temps de l’Histoire a succédé au temps de la Mémoire. Les derniers témoins vont disparaître à leur tour. Et l’antisémitisme est toujours vivant.
      Certes, les protagonistes et les circonstances ont radicalement changé. Mais la haine des juifs, elle, n’a pas disparu. Je la revois à l’oeuvre chez ces jeunes gens masqués, l’invective à la bouche et la pierre à la main, animés par les mêmes passions antisémites que leurs prédécesseurs des temps passés pourtant si différents.
      Comment éradiquer cette violence, dissiper leur ignorance, les ramener à la République ? La tâche est immense et l’enjeu considérable. Car il en va de l’antisémitisme comme du racisme. Ce sont des poisons de la République. A une certaine dose, elle en meurt.

      Robert Badinter(Ancien garde des sceaux (1981-1986), ancien président du Conseil constitutionnel (1986-1995)). Le Monde, le 24 juillet 2014.

Laisser un commentaire