Par Gilbert Rist
Aujourd’hui
Nous sommes mobilisés par (ou contre) le coronavirus, dont la propagation nous a surpris par sa rapidité, son ampleur et sa morbidité. Désormais, tous les continents sont affectés et infectés. A cause de ma totale incompétence dans ce domaine, je ne discuterai pas des stratégies mises en place pour lutter contre la pandémie Pas plus que je me prononcerai sur le traitement proposé par le Dr Didier Raoult, à base d’hydroxychloroquine.
Que constate-t-on au niveau socio-politique ? D’abord que les mesures de confinement sont relativement bien comprises et respectées (sauf par quelques inconscients ou par celles et ceux qui étouffent dans une promiscuité non choisie). L’anxiété collective contribue à renforcer l’isolement, tout comme elle explique la panique qui a conduit à dévaliser les magasins. Même si l’on constate aussi de forts mouvements de solidarité (intergénérationnels ou de voisinage) la peur reste le meilleur garant de cette étrange discipline collective.
Reste que ce confinement individuel s’est étendu aux Etats. A l’intérieur de l’Union européenne, les frontières sont désormais fermées. Juste après avoir célébré le renouvellement de la Commission européenne, et nommé Ursula van der Leyden Présidente, tous les pays se sont recroquevillés sur eux-mêmes : ceux qui fabriquent des masques de protection ou des appareils de réanimation ne sont guère partageux : chacun pour soi. « Vous n’aviez qu’à prévoir et tant pis pour vous ! ». Heureusement, pour nous dépanner, il y a les Chinois et les Cubains…
Soudain, tout est bloqué. « Restez chez vous ! ». Pas seulement à domicile, mais aussi à l’intérieur des frontières de l’Etat. Donc on se claquemure et cette obligation ne fait que renforcer les dangereuses tendances autoritaires et nationalistes des pays de l’Est européen dont Victor Orban profite impunément. En revanche, qui s’intéresse encore à la guerre en Syrie et en Irak, à l’effondrement économique de l’Iran, à la situation des réfugiés sur les îles grecques ? Tout ce qui occupait naguère le Téléjournal a été remplacé par les préoccupations immédiates, locales, nationales voire nationalistes, favorisées par l’extension du coronavirus. A quelque chose, malheur est bon. La doxa néo-libérale, qui préconise les bienfaits des échanges « sans frontières »1, et qui inspire les pratiques de la « communauté » internationale depuis les années 1980 serait-elle en passe d’être abandonnée sous l’effet du coronavirus ? On pourrait l’espérer. Ce qui entraînerait une relocalisation de la production agricole et industrielle. Il faudrait alors se passer des tomates d’Andalousie et des avocats chiliens et, au lieu d’être produits en Chine, les composants de nos ordinateurs seraient européens. On peut toujours rêver. Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, a lui-même dérogé au catéchisme économique en évoquant la possibilité de nationaliser certaines entreprises en difficulté mais indispensables à la France. Même le Président Macron l’a dit : « Il faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour. »1 Espérons – sans trop y croire – qu’il conservera le souvenir de ses fortes paroles.
A quelque chose, malheur est bon. A la faveur de la crise du coronavirus, Pékin a retrouvé un peu de ciel bleu. Dans toutes les villes du monde, de Paris à Pékin, les émissions de CO2 ont diminué de 30%, ce qui a réduit d’autant le nombre de morts liés à la pollution. Le trafic aérien a été réduit de plus de 50% et les riverains de Cointrin peuvent enfin ouvrir leurs fenêtres pendant la journée et respirer sans crainte. Pourvu que ça dure !
Il ne suffit pas de se réjouir des (quelques) effets positifs de la crise du coronavirus. Il faut aussi évaluer les dégâts qu’elle produira. De nombreuses entreprises seront en faillite et le nombre de chômeurs – qui avait tendance à diminuer – va augmenter. La cohésion nationale sera fragilisée et chacun cherchera à tirer son épingle du jeu, au détriment de la solidarité. Tous ne seront pas logés à la même enseigne. L’égoïsme – la recherche par chacun du meilleur deal possible pour lui – ne disparaîtra pas. Il faut s’y préparer.
Des nations entières soufffrent du coronavirus. Des milliers de morts en témoignent. Et après ? « Rien ne sera plus comme avant », dit-on, pour utiliser un slogan qui a déjà beaucoup servi. Malheureusement, les traumatismes sociaux s’oublient vite. Il suffit de songer à la résurgence de l’AfD en Allemagne. « Plus jamais ça ! » disait-on. Et pourtant…
Demain
Admettons que la crise du coronavirus soit enfin derrière nous. Il faudra en affronter une autre, bien plus grave : celle du changement climatique. Les scientifiques la prédisent depuis plus de quarante ans, mais rien de concret ne se passe. On convoque des conférences internationales dont les recommandations ne sont pas obligatoires et le GIEC produit des rapports toujours plus alarmants. On s’habitue à tout.
D’abord, s’agissant du changement climatique, il ne s’agit pas d’une crise (comme la crise financière de 2008 ou aujourd’hui, avec le coronavirus). Les crises sont – par définition – passagères. Le changement climatique est d’un autre ordre. Il est profond et irréversible. Il ne menace pas quelques individus, malheureusement infectés ou fragiles, mais tout le monde, c’est-à-dire toutes les personnes qui habitent la Terre. Le confinement (auquel le coronavirus nous aura provisoirement habitués) ne sera d’aucun secours. Pourquoi ? Parce que nous sommes le virus ! 1 Parce que notre frénésie de consommation énergétique (de charbon, de pétrole, de gaz) dépasse ce qui est « naturellement » acceptable. Toutes ces sources d’énergie nous sont pourtant devenues indispensables : comment nous en passer ou nous en libérer ? Les partisans de la décroissance ne devraient-ils pas saisir l’occasion de cette prise de conscience pour faire avancer leur cause et préparer la société de l’après-croissance ? Nombreux sont ceux qui y songent évidemment. Mais si la neutralité carbone à l’horizon 2050 est encore possible, ce sera au prix d’efforts individuels et collectifs considérables (passer de l’alimentation carnée à la cuisine végétarienne, abandonner l’avion, limiter ses déplacements, freiner sa consommation).2 La route sera longue et exigeante.
On a beau parler d’urgence climatique, on s’est habitué à ce vocabulaire. Bien sûr, c’est vrai, mais ce sera pour plus tard… Beaucoup d’entre nous ne seront plus là. Ceux qui nous suivent se débrouilleront (grâce à de nouvelles technologies, encore à découvrir). L’habitabilité de la Terre ne sera pas assurée par un confinement des populations. Les Etats n’y pourront rien. Les hôpitaux non plus. Il ne s’agira plus de combattre une maladie, mais d’assurer la survie d’Homo sapiens. La Nature, elle, ne mourra pas. Les chimpanzés et les bonobos s’en tireront. Peut-être donneront-ils naissance à une nouvelle forme d’Homo ?
Avant sa défaite, vers la fin de la guerre de 1914-18, l’empereur Guillaume II, fit inscrire sur la cheminée de son château du Haut Koenigsbourg : Ich habe das nicht gewollt. C’était une forme – dérisoire – à la fois de remords et d’auto-disculpation. Lorsque la température moyenne du globe aura augmenté de + 2o degrés C, tous protesteront en cœur qu’ils ne l’ont pas voulu. Mais il sera trop tard !
Gilbert Rist
- 1/ Il faudrait étudier les raisons de l’acceptabilité sociale du libre-échange – des biens et des personnes – à partir de l’engouement suscité, au début des années 1970, par le mouvement des « sans frontières » (Médecins sans frontières, Solidarité sans frontières, voire même Douaniers sans frontières…).
- 2/ Emmanuel Macron, Adresse aux Français, 12 mars 2020 (cité à partir du site de l’Elysée).
- 3/ Bruno Latour, La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique, Le Monde, 26 mars 2020, p. 23.
- 4/ « Après le confinement, il nous faudra entrer en résistance climatique » (par un collectif de personnalités, dont Bruno Latour, Aurélien Barrau, Pablo Servigne et Agnès Sinaï), Le Monde, 20 mars 2020, p. 20.
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J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article « D’une crise à l’autre ». Au delà du désastre actuel, il est temps, comme vous l’écrivez très justement de penser demain: entre récession subie et décroissance choisie, quelles voies vont emprunter nos sociétés?
Si nous sommes en devoir,comme vous le suggèrez, de porter les valeurs d’une décroissance réfléchie,seul espoir de survie de la planète,alors ne devons -nous pas être particulièrement attentifs aux travaux de ceux qui présentent dores et déjà des propositions très concrètes?Par exemple les chercheurs de l’Institut pour l’Economie du Climat ont rédigé une série de mesures pour les secteurs clés de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC):
_accélérer la rénovation des logements
_favoriser la production d’énergies renouvelables
_développer les transports en commun ,le ferroutage,le réseau cyclable
_diminuer les importations de protéines animales
_lutter contre la déforestation
Consensus facile?Certes non!
Samedi 28 mars 2020,Mathieu Orphelin,député EELV, a proposé à l’Assemblée Nationale un amendement à la loi d’urgence sanitaire portant sur « un grand plan de transformation de notre société en faveur du climat,de la biodiversité,de la solidarité et de la justice sociale ».Rejet sans débat après avis défavorable du gouvernement.
Alors si la voie parlementaire ne suffit pas,ne devons-nous pas ,citoyens,nous emparer d’un projet de chantier participatif à l’image de la convention citoyenne pour le climat?
Qu’en pensent nos amis Suisses,bien plus familiers que nous des consultations citoyennes?
Clara Zarembowitch.Paris ,avril 2020
Vous avez tout à fait raison et je soutiens sans réserve vos propositions. Il y a d’ailleurs, en France, de nombreuses personnes qui travaillent dans le même sens (Bruno Latour, Agnès Sinaï, Dominique Bourg, Eloi Laurent et bien d’autres, sans oublier les collapsologues). Reste à savoir s’ils seront entendus ! On peut aussi compter sur les conclusions de la Convention citoyenne… lorsqu’elle pourra tenir sa dernière séance.
Cela dit, le réalisme m’oblige à tempérer mon impatience face au changement. J’ai peur que le « retour à la normale » ne l’emporte. J’ai entendu dire que le patron du Medef parlait déjà de revenir sur les horaires de travail et les congés pour accélérer la production, et retourner le plus rapidement au « monde d’avant ». Ce qui n’est pas de très bon augure. Pour ce qui concerne le pouvoir citoyen, la France n’a guère de moyens à disposition (à part les mobilisations de rue, du style « gilets jaunes » qui ont leurs limites –y compris dans l’opinion publiique): attendre que 4 millions de citoyen-nes signent un référendum n’est pas très réaliste (on l’a bien vu avec l’ADP). Donc, il faut continuer le combat en publiant – si vous le pouvez – des tribunes dans les journaux , ou en faisant du bouche à oreille. Vous avez tout mon soutien.
Gilbert Rist