Par Gerry Rodgers
Jean-Luc nous a offert une vue d’ensemble magistrale sur l’impact de la pandémie, depuis des angles divers, qu’il résume sous trois rubriques : le mauvais, le bon et … un savant mélange des deux. Cette dernière apparait comme les premiers pas vers un agenda pour le futur. Bien sûr, tout le monde ne sera pas forcément d’accord avec cette classification, mais elle nous donne un bon point de départ pour la discussion.
La première rubrique, « le mauvais », est en fait un constat amer des réalités politiques d’aujourd’hui, sur lesquelles la pandémie ajoute une couche supplémentaire, mais n’apporte pas de changements de tendance fondamentaux, même si des fois elle en renforce les aspects négatifs. Les dirigeants autoritaires et populistes étaient tous là avant la pandémie. Les critiques à l’égard de l’ONU et de l’Union européenne ne sont en aucune façon nouvelles, et face à l’attaque bizarre de Trump contre l’OMS il y a même eu un certain ralliement autour de l’organisation. En réalité, la pandémie a affaibli Trump et Bolsonaro parce qu’elle a exposé leur incompétence. Johnson aussi, mais dans le système britannique parlementaire, avec une grande majorité parlementaire il a le temps (bien que peut-être pas la capacité) de récupérer. Mais la pandémie n’a pas beaucoup affecté les dirigeants autoritaires, qui ont pu détourner l’attention publique de leur réponse insuffisante (par exemple Modi en Inde, avec les escarmouches sur la frontière avec la Chine et le lancement de la construction du temple Ram a Ayodhya). L’environnement politique du monde aujourd’hui est dans un triste état, mais ceci est une question à long terme. Il y a un problème institutionnel dans nos systèmes de démocratie, et la pandémie n’en est pas le coupable.
Les aspects positifs sont bien présentés dans la deuxième partie – le retour de la solidarité et de l’Etat, la réduction de la pollution, l’éclatement de créativité, le renouvellement d’une croyance dans un monde meilleur – mais c’est facile de les exagérer, et les espoirs à court terme peuvent ne pas déboucher sur beaucoup d’actions concrètes. J’ai participé à plusieurs réunions du Forum Social Mondial pendant la période 2000-2005, ou le slogan était « un autre monde est possible ». Tout le monde croyait que la mondialisation néolibéral était en crise, et que c’était le moment pour tout changer. Mais le mouvement, qui semblait relativement puissant pendant un moment, s’est amenuisé, et il n’était quasiment pas visible pendant la crise mondiale financière de 2008.
Les idées d’avenir de la dernière partie du texte sont intéressantes, mais en réalité ce sont des ajustements limités, qui ne peuvent être appliqués que s’ils ne modifient ou ne menacent pas les institutions et les structures économiques existantes. Jean-Luc indique même que l’espoir est de « commencer à légèrement infléchir les choses dans le sens d’un développement plus soutenable et équitable ». C’est un agenda qui est clairement réformiste plutôt que révolutionnaire.
A la fin il nous reste trois questions :
1. Est-ce qu’il est possible de restructurer les institutions économiques globales pour s’assurer qu’ils répondent aux besoins prioritaires du monde (qui incluent éradiquer la pauvreté et ne pas détruire la planète) ?
2. Comment est-ce que nos systèmes politiques peuvent évoluer pour devenir plus inclusifs, prêts à répondre aux besoins et aux demandes des différents groupes de la population, tolérants de la diversité et réflectifs de la volonté populaire, mais en même temps capables de résister la capture par des individus, des élites et des intérêts particuliers.
3. Est-ce que la pandémie change quelque chose par rapport aux réponses à ces deux questions ?
Quant à la première question, il est peu probable que des ajustements marginaux suffisent. Mais s’ils vont trop loin ils provoqueront un choc en retour. La redistribution est nécessaire, mais la réaction au Brésil contre la redistribution sous les gouvernements du Parti des Travailleurs nous a donné Bolsonaro. Peut-être l’ancien modèle scandinave du capitalisme social est encore possible, mais il n’a plus beaucoup de supporters, même en Scandinavie. De toute façon pour mettre en place un modèle de ce type il faudrait des changements institutionnels de grande envergure, s’attaquant à des lobbies financiers et sociaux qui sont suffisamment puissants pour se défendre efficacement. En plus, détruire le système de production actuel ne nous aiderait pas. Nos médicaments sont fabriqués par de grandes corporations sur une échelle mondiale. L’énergie éolienne est très bien, mais elle dépend de structures industrielles hautement intensives en capital. Mettre fin à la dépendance sur la voiture privée relève de la fantaisie. Il serait possible de déplacer la production de la nourriture vers des solutions locales et vertes, mais le commerce international existe pour une raison, et ce n’est pas uniquement pour enrichir les riches et appauvrir les pauvres. Eliminer la viande du régime alimentaire logiquement impliquerait l’élimination également du lait – donc nous sommes censés substituer le lait avec des produits à base de soja cultivé là ou était la forêt amazonienne ?
Mais c’est peut-être la deuxième question qui est la clé. Nous pourrons râler contre les dirigeants populistes, mais la plupart sont là à travers les urnes électorales. Jean-Luc souligne l’importance de la démocratie, mais c’est la démocratie, comme elle est pratiquée dans nos contrées, qui nous a mis dans ce pétrin. Il a toujours été possible de manipuler les choix démocratiques (Hitler a eu à peu près le même pourcentage du vote populaire que Johnson), mais les instruments pour le faire se sont multipliés. Et une fois un système d’institutions « démocratiques » en place, il sert des intérêts particuliers et devient pratiquement impossible à modifier. Et il est possible de manipuler et détourner ces institutions aussi, comme on l’a vu aussi bien dans l’impeachment de Dilma Rousseff au Brésil que dans l’achat des parlementaires d’opposition par le parti au pouvoir en Inde. Trop souvent on voit des « démocraties » qui fonctionnent contre les intérêts de ceux qu’elles sont censées servir. Ce qu’il faut repenser en profondeur c’est l’organisation de la démocratie elle-même. Vous direz peut-être que c’est le point de départ du populisme. C’est absolument vrai. Mais le populisme est le reflet des insuffisances des institutions démocratiques, et pour le combattre il ne faut pas avoir peur d’une critique du système actuel. Il n’y a pas d’âge d’or démocratique auquel nous pouvons retourner.
Donc, venons-en à la troisième question, l’influence de la pandémie. Il est certainement vrai que pendant le dernier siècle, et sans doute plus généralement dans l’histoire, ce sont les crises qui ont ouvert le champ au changement institutionnel. L’exemple le plus évident est la création des Etats Providence et l’élimination partielle des empires coloniaux après la Deuxième Guerre Mondiale. La question est de savoir si nous sommes actuellement dans une crise qui est suffisamment profonde pour surmonter la résistance au changement.
Nous ne savons pas encore. La crise est aiguë. Au-delà de la situation sanitaire, il y a beaucoup de dégâts économiques. Mais si un vaccin bon marché et fiable est disponible d’ici 6 mois, beaucoup de choses vont rapidement revenir au « normal », à quelques exceptions près, comme le renforcement des systèmes de santé et le rapatriement vers une production nationale de certains biens stratégiques. Il y aura sans doute une bataille pour empêcher les économies plombées par la dette de déboucher sur de l’austérité. Et on peut supposer que certaines défaillances de la sécurité sociale seront adressées. Mais pour les gouvernements au pouvoir ceci aura été une brève interruption dans leur agenda à long terme. Un taux de mortalité de 0.1% de la population est horrifiant, mais aucun pays n’a atteint ce chiffre jusque-là, et même si nous y arrivons nous serons encore loin des crises majeures du passé. L’URSS a perdu plus de 10% de sa population pendant la Deuxième Guerre Mondiale.
Les Etats-Unis sont peut-être une exception parce que l’élection du président aura lieu avant la fin de la pandémie. Si Trump perd mais refuse de partir il y aura peut-être une crise démocratique suffisamment profonde pour générer un vrai changement. Mais ceci n’est pas le scenario le plus probable.
Mais si la pandémie persiste, si le taux de mortalité monte et si la récupération économique est lente, on ne peut pas exclure un changement plus radical. Néanmoins il est peu probable que cela serve les objectifs à la mode. On donnera la priorité au sauvetage du système économique, plutôt que de sauver la planète. Une restructuration dramatique de la sécurité sociale autour d’un revenu de base restera de l’utopie, parce qu’il serait incompatible avec la façon dont le modèle économique fonctionne. Et cetera. Dans cette situation, ce n’est pas des populistes de la variété Bolsonaro-Duterte qui vont triompher, mais des régimes autoritaires, fermement décidé à imposé l’ordre.
Tout ceci ne nous empêche pas de spéculer sur le type de monde que nous aimerions voir après la fin de la crise du coronavirus. Et d’explorer les chemins qui pourraient nous faire avancer. Mais nous ne devrions pas avoir d’illusions.
Gerry Rodgers
12 août 2020