Par Gérald Berthoud
Se pencher sur la question de la philanthropie, c’est immédiatement ouvrir un vaste champ de réflexion centré sur le thème flou et confus du don. Parmi les nombreuses formes de don, celles qui sont qualifiées de charité, de bienfaisance et surtout de philanthropie sont certes des objets de connaissance, plus particulièrement en psychologie et en économie. Mais plus généralement, elles relèvent du domaine de l’éthique. Dans les dictionnaires de langue, ces termes sont présentés comme de possibles synonymes. Ou tout au moins, le chevauchement des définitions de philanthropie, bienfaisance, charité et ceux qui leur sont étroitement associés comme altruisme, fraternité ou générosité est de règle. Tous ces termes sont autant d’éléments constitutifs d’un discours de « l’à peu près », ou encore d’un univers de sens plus ou moins confus. Ils évoquent tous le « souci de l’autre », ou l’idée d’un « vivre-ensemble » durable, malgré les inévitables différences et les diverses formes d’inégalité.
Pourtant, plus rigoureusement, la philanthropie ne peut se confondre avec la charité même prise dans un sens très large, ni même avec le terme général de bienfaisance. Le don philanthropique n’est en aucun cas le don charitable fait aux pauvres. Il concerne prioritairement l’éducation et la santé, avec l’idéal de permettre à chacun de devenir un être autonome.
Sans nul doute, cette tradition d’une philanthropie des entrepreneurs ultra-riches est propre aux Etats-Unis. Pensons aux noms de Carnegie, Rockefeller, Ford, pour ne citer que les plus connus. De telles initiatives privées remplaçaient en quelque sorte un Etat social quasi absent. Même en Europe, avec les aléas de l’Etat providence, l’idée et la pratique de la philanthropie tend à s’imposer (voir, par exemple, la création en 2017 d’un Centre à l’Université de Genève, avec une chaire de philanthropie comportementale).
Dans un bref article publié simultanément dans World Today et dans le journal Le Temps (09.04.2020), on apprend que les directeurs de Twitter, d’Amazon et de Faceboook, entre autres, se sont engagés à faire preuve d’une
générosité imposante, pour lutter contre la propagation du coronavirus. Le premier a promis la somme considérable d’un milliard de dollars, ce qui représenterait 28 % de sa fortune ; le second, 100 millions, soit moins de 0,1% de sa richesse ; le troisième, 25 millions, soit un pourcentage de sa fortune similaire au second. Nul doute que cette générosité en tant que telle est la bienvenue. Mais plus radicalement, cet apparent désintéressement est qualifié de charity-wash their reputation (racheter leur réputation par leurs actions charitables). Leur souci n’est-il pas de faire oublier en quelque sorte leur manière de se comporter comme des innovateurs et des créateurs de richesse sans scrupules ?
De toute évidence, aux Etats-Unis et plus particulièrement en Californie, les responsables ultra-riches des multinationales, centrées sur une économie du numérique et sur la haute finance, se présentent comme de généreux donateurs. Ils ont conscience d’avoir une dette vis-à-vis d’une société qui a favorisé leur réussite. Mais leur don obéit à des exigences proprement économiques. Ils restent des entrepreneurs, toujours à l’affût d’un rendement accru dans toutes leurs activités.
Ces « gros hommes » sont ainsi des acteurs majeurs pour permettre au système capitaliste de perdurer, malgré ses crises répétitives. Ils sont donc soucieux de leur réputation. Pour eux, le don et le sens de la communauté sont un complément indispensable, en vue de ne pas accroître indûment les inégalités sociales. Mais pour ces milliardaires de la haute technologie, l’utilisation de la richesse doit être rationnelle. Ni don fastueux, celui de la dépense souveraine; ni don charitable, pour « secourir les pauvres » selon les valeurs chrétiennes. Leurs dons s’apparentent à un « investissement philanthropique », avec l’espoir de réduire l’inégalité des chances, en particulier dans les domaines de l’éducation et de la santé. Ce qui importe avant tout, la valorisation et l’activation de cette part de l’être humain vue comme un capital. Un investissement productif dont il faut pouvoir mesurer le taux de réussite. Les donateurs s’attendent, selon une formule économique bien attestée, à un « retour sur investissement », même s’il s’avère très difficile de mesurer le taux de réussite d’un tel don. Selon une formule bien connue des économistes orthodoxes, on n’a rien pour rien, c’est donnant donnant, ou encore, selon l’expression anglaise ‘there is no free meal’ (il n’y a pas de repas gratuit).
Comment se situer par rapport à ce point de vue d’un libéralisme économique pur et dur ? A la défense inconditionnelle de ceux qui ont ‘’réussi’ et qui peuvent ainsi se targuer, par leurs dons, de leur supériorité généreuse, le risque est d’opposer une condamnation sans appel de ce qui est vu foncièrement comme une simple stratégie de pouvoir.
Pour éviter de tomber dans un tel mode de pensée dichotomique et pour approfondir le thème de la philanthropie, la seule voie est de s’engager dans une argumentation aussi solidement étayée que possible. Une voie qui suppose de pouvoir répondre à un certain nombre de questions. Par exemple, se demander quel est l’antécédent des pratiques philanthropiques? En d’autres termes, quelle est la corrélation entre production de la richesse et philanthropie ? L’en-deçà de la générosité, ou son préalable, n’est-il pas l’âpreté au gain ?
(*) Voir Herman Melville, Poor Man’s Pudding and Rich Man’s Crumbs (1854) ; traduction: Le pudding du pauvre et les miettes du riche. Paris, Gallimard 1954.