Par Bernard Chataigner
Cynthia Fleury décrit dans son dernier livre, « Ci-git l’amer »[1], la manière dont tout individu peut glisser vers le populisme, voire le fascisme.
« D’où vient l’amertume ? » interroge-t-elle dans la première partie, « L’amer » :« De la souffrance et de l’enfance disparue« , dit-elle, dont la cristallisation définitive débouche sur le ressentiment, une rancœur que l’on ressasse à l’envi.
La deuxième partie, « le Fascisme », aurait pu s’appeler « La Mère » nous dit l’auteure, lié au refus de la séparation. Ainsi le ressentiment, après avoir basculé l’individu dans le rejet de l’autre, le rend sensible à tout discours lui permettant de s’identifier à une personne charismatique.
La dernière partie, « La Mer », évoque le large et l’exploration des richesses du monde, moyen de sublimer sa propre finitude et guérir ainsi du ressentiment. Mais à la condition d’un « bon gouvernement », dans un État de droit.
Pour Cynthia Fleury il s’agit d’une reviviscence de l’émotion – un re-sentiment -, une blessure qui ne cicatrise pas et même s’accentue par la rumination. Progressivement tout fait boomerang et ravive le ressentiment, perturbe le jugement et ainsi empêche le discernement. Les inégalités sociales, entre valeurs humanistes prônées et réalité sur le terrain, renforcent le ressentiment des personnes fragiles, grâce aussi aux réseaux sociaux. Elle aborde ainsi le concept de « reconnaissance », souvent niée dans notre société néolibérale: « … le grand mouvement de dé-narcissisation opéré dans le monde du travail […] le fait que l’individu se sente […] remplaçable, […] fonctionne très bien avec l’autre bout de la chaîne du travail, à savoir l’univers de la consommation, visant à re-narcissiser l’individu pour qu’il soit à même de revenir travailler… ». C’est le divertissement Pascalien. L’homme du ressentiment le vit comme une juste colère, source de mal-être dont il est la victime; il ne remet jamais en question sa victimisation qui, sous forme d’un discours insincère, devient idéologie. La jalousie, l’envie, et l’injustice ressentie entrainent une mésestime de soi qui se transforme en haine des autres. « En somme, le ressentiment est cette astuce psychique consistant à considérer que c’est toujours de la faute des autres et jamais la sienne » nous dit Cynthia Fleury s’appuyant alors sur Nietzsche et sa morale des esclaves, la vengeance des faibles[2].
Elle cite ensuite Wilhelm Reich[3] et son étude de la montée du fascisme en Allemagne: « On comprend plus aisément grâce à lui, comment, petit à petit, de façon latente et irrémédiable, des individus se constituent en un corps dont les parties ne sont reliées entre elles que par le ressentiment […] (et) va délibérément identifier un leader… » Le mécanisme est alors imparable: « Les individus […] ont choisi un autre médiocre […] qui a su […] produire un ressentiment qui donne l’illusion d’une activité; dès lors il est choisi, et peut à son tour valider le fait […] qu’il n’y a pas de sujets dans cette foule, […] alors même que celle-ci se traduit essentiellement par de la répression sur […] ceux dont ils se sentent victimes. »
Comment guérir de cette amertume qui nous ronge ? Cynthia Fleury nous suggère de faire un pas de côté pour être, devenir sujet, par la sublimation, la création, en acceptant la confrontation au réel. Elle évoque la cure analytique et ouvre des pistes: rechercher l’individuation; tenter le kairos, l’instant à saisir; utiliser l’humour, le rire; trouver le chemin de l’amour et l’amitié; et enfin la création par l’art et la culture, la lecture et l’écriture. Autant de territoires pour échapper à la rancœur et permettre la création d’un monde commun. Elle évoque l’action, dans le même temps, du « bon gouvernement » qui propose le soin et l’éducation[4]. Le soin au sens du « care », l’éducation au sens de l’aide au dialogue en respectant l’autre et de l’encouragement à l’esprit critique, « la réforme de la pensée » dirait Edgard Morin[5].
[1] Cynthia Fleury. Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment. Edition Gallimard, Nov 2020; 322 p.
[2] Friedrich Nietzsche; « La Généalogie de la morale »; 1887
[3] Wilhelm Reich, « La psychologie de masse du fascisme », 1933, Payot
[4] Interview de C Fleury. France Culture le 5 octobre 2020. https://youtube.com/watch?v=ElNNOOXQEv4&feature=share
[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/20/assassinat-de-samuel-paty-pour-edgar-morin-le-plus-dangereux-est-que-deux-france-se-dissocient-et-s-opposent_6060444_3232.html