Par Jacqueline Monbaron
Les grandes épidémies se moquent des régimes politiques, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires. Elles infectent des millions de personnes et tuent selon une logique qui leur est propre, indépendante de tout système politique. Voici quarante ans, la pandémie du VIH/sida l’a montré et c’est tout aussi valable avec la pandémie actuelle du Covid-19. Cependant, les modes de gestion de cette crise montrent que différentes options peuvent être observées dans les prises de décisions d’un régime, entre une préoccupation de protéger au mieux les populations – au risque parfois d’être critiqué – et celle d’utiliser une crise sanitaire pour renforcer un pouvoir central. La frontière entre ces deux stratégies est parfois ténue, et les informations livrées par les médias ne favorisent pas toujours une analyse critique de la situation.
Prenons le cas du Maroc qui connaît une situation relativement peu alarmante en regard de la situation mondiale : environ 7.000 cas testés positifs à mi-mai, de nouveaux foyers de contamination observés dans les grandes villes et un bilan officiel de 192 décès pour une population de 35 millions d’habitants. En mars, les informations sur la gestion de la crise sanitaire au Maroc ont été accueillies très positivement par la communauté internationale et les médias étrangers ont abondamment parlé de la « gestion exemplaire » de cette crise sanitaire par le gouvernement[1] : fermeture immédiate des frontières et des aéroports, actions préventives de sensibilisation, confinement strict et très surveillé de la population dans leur quartier et sorties quasiment limitées à l’achat de vivres. Une situation d’autant plus difficile en plein Ramadan, propice aux retrouvailles familiales. Les mesures draconiennes de confinement imposées ont, semble-t-il, rencontré l’adhésion du peuple marocain, du moins au cours des premières semaines.
De nombreuses initiatives – dont celle immédiate de la fabrication locale massive de masques – ont été saluées par les observateurs internationaux et ont permis à la presse locale de relever « la sagesse du roi »[2]. De même que les commentaires des médias étrangers ont renforcé les Marocains dans leur sentiment d’identité, voire de fierté et d’unité nationales.
Rappelons que le pays est gouverné par une monarchie constitutionnelle, que la liberté d’opinion y est contrôlée et que la priorité est donnée au développement économique.
Comme partout ailleurs, en codifiant les comportements, cette pandémie a touché aux libertés individuelles. En y regardant de plus près et en se basant sur plusieurs témoignages recueillis, on peut émettre l’hypothèse que le respect des mesures très strictes de confinement montre d’abord que la « population a peur ». Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette peur.
Peur de cette épidémie de Covid-19 qu’il est si difficile de se représenter, de la maladie en général ainsi que d’une hospitalisation forcée. Dans un pays où les structures sanitaires, certes en progression, ne peuvent assurer à chacun une prise en charge optimale, mieux vaut ne pas tomber malade, d’autant plus du Covid-19. A cela s’ajoute, particulièrement en région rurale, une approche de la mort davantage perçue comme une fatalité.
Autre élément entretenant manifestement la peur : les lourdes sanctions encourues lors du non respect des règles établies. Pas de tolérance ! Tous les moyens sont utilisés pour assurer la discipline de la population. Car ici on ne badine pas : un contrôle sévère du déplacement des personnes a été mis en place, et tout contrevenant le paye cher. Le peuple marocain n’a pas d’autre alternative que de se soumettre aux règles, quelles que soient ses conditions de vie. Une des conséquences immédiates en est un renforcement du pouvoir central, ainsi qu’un coup de frein aux perspectives d’évolution vers plus de démocratie à laquelle aspire une partie de la population.
Houssifi El Houssaine[3] donne une explication non dépourvue d’intérêt à l’intervention si rapide du pouvoir central. L’État, dit-il « dans un rôle d’altruiste et en mobilisant des ressources financières, a couvert de son amour maternel toutes les couches sociales jugées démunies ». Selon les chiffres fournis par le Haut Commissariat au Plan responsable des statistiques, 64% des ménages auraient sollicité l’appui financier des pouvoirs publics. Avec un secteur informel considérable, de nombreuses familles vivent au jour le jour. Malgré les moyens mis en œuvre pour sortir de la pauvreté, le Covid-19 permet « de lever le voile sur une réalité que les pouvoirs publics essaient à tout prix de maquiller », précise El Houssaine.
Parler du Covid-19, c’est également évoquer la manière dont les libertés individuelles sont soit préservées, soit entravées. Certains pays ont axé la lutte contre cette crise sanitaire en misant sur l’auto-responsabilisation. Ce n’est certainement pas le cas au Maroc. Suite au discours du chef du gouvernement le 18 mai devant le Parlement, Omar Balafrej, député de la Fédération de la gauche démocratique, initialement favorable aux mesures jugées courageuses prises par le gouvernement, relève l’opacité dans la communication de sa stratégie actuelle et dans son choix d’un prolongement du confinement jusqu’au 10 juin, et le non respect de la personne humaine face aux problèmes socio-économiques immenses rencontrés par les habitants des quartiers populaires[4].
Dès lors, il est hasardeux, comme des populistes français l’ont fait, de vanter le modèle de gestion de la crise choisi par le Maroc. Une telle utilisation de la stratégie marocaine comme modèle à promouvoir est unilatérale et a pour objectif premier de dénoncer le mode de gestion de la crise faite par des pays à régime démocratique. Il ouvre par conséquent de manière insidieuse et simpliste la voie à la propagation d’idées populistes à relents complotistes. Un opportunisme de mauvais aloi, en quelque sorte.
[1] Le Canard enchaîné du 15.04.2020
[2] 14.06.2020. https://fr.le360.ma/politique/gestion-de-la-crise-la-sagesse-dun-roi-213285
[3] 7.05.2020. https://www.ecoactu.ma/covid-19-et-pauvrete/
[4] 20.05.2020https://www.medias24.com/omar-balafrej-le-discours-du-chef-du-gouvernement-a-douche-nos-espoirs- –
Comme on le réalise à la lecture de l’ intéressant article documenté et mesuré de Jacqueline Monbaron sur le Maroc, un des enjeux politiques de la gestion de la pandémie, dans un contexte de remise en question de la globalisation elle-même, me paraît en effet l’auto-valorisation d’un modèle autoritaire, comme celui de la Chine. Dans le cas du Brésil, de l’intérieur même, une sorte de politique du pire tend à renverser une légalité démocratique récente, qui date de la Constitution de 1988.
Pour les personnes intéressées par la situation au Brésil, je tiens à disposition deux traductions que j’ai effectuées d’analyses de la journaliste et essayiste Eliane Brum, l’une sur la gestion perverse de la pandémie faite par le gouvernement d’extrême-droite du président Bolasanaro, l’autre sur le danger de plus en plus marqué de dérive vers un régime militaire dans ce pays revenu à la démocratie il y a une 30aine d’années seulement. Cette journaliste d’investigation non seulement contribue par des chroniques d’opinion à l’édition brésilienne du quotidien El Pais, mais elle a rassemblé ses réflexions dans un livre : « Brésil constructeur de ruines. Un regard sur le Brésil, de Lula à Bolsanaro » (éditions Arquipélago, 2019). On trouve certains de ses articles déjà traduits en français sur le site : https://www.autresbresils.net/Eliane-Brum.
Ecrivaine, reporter et documentariste, elle tient une part de sa crédibilité du fait de vivre à Altamira, dans l’État du Pará, soit très proche des plus défavorisés de la société brésilienne, les Indiens d’Amazonie gravement menacés. Cette lecture peut être complétée par celle du leader indigène Ailton Krenak, par exemple dans « Demain n’est pas à vendre », du sociologue original Jesse Souza dans « L’Elite du retard » ou de l’enquête historique de Laurentino Gomes sur l’ « Esclavage » (livres qui n’existent, à ma connaissance, qu’en version portugaise).