Par Clara Zarembowitch
« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. » Victor Klemperer. La langue du IIIème Reich.
En quelques mois la France a basculé d’une crise sociale – l’opposition à un report de l’âge légal de la retraite de 62 à 64 ans proposé par le gouvernement – à une crise politique, voire démocratique, dont les contours sont plus difficiles à cerner. Deux illustrations permettent de donner la mesure de cette crise qui interroge notre capacité à vivre ensemble.
Malgré la promesse d’Emmanuel Macron, à l’aube de sa réélection en 2022, de dialoguer autrement avec les Françaises et les Français, son exercice vertical du pouvoir, le recours réitéré de sa première ministre à l’article 49-3 de la Constitution pour faire passer la loi sans vote, sa façon d’opposer les émotions des manifestants (colère, angoisses) à la force supposée de la raison qu’il incarnerait ont de quoi nous interroger. Pierre Rosanvallon1 nous y invite par exemple en réfléchissant sur la subtile mais essentielle différence entre un gouvernement légal et un gouvernement légitime : si le premier respecte la loi, le second tient compte des réactions voire des controverses que suscitent ses propositions au Parlement ou dans l’opinion. Faut-il encore qu’elles s’expriment de manière à permettre le débat ! Car, au Parlement, les forces de gauche au sein de la NUPES ont ostensiblement et de façon assumée, empêché tout débat sur la réforme des retraites pendant que l’extrême- droite se taisait et faisait le dos rond en attendant que ce blocage démocratique favorise les ambitions présidentielles de Marine Le Pen.
Mais, dans cette crise démocratique, il y a peut-être plus inquiétant encore : je veux évoquer ici les dévoiements de mots, de leur sens, qui s’installent subrepticement dans le discours public.
Lorsqu’on parle de « ces étrangers qui ont vocation à être reconduits à la frontière », donnons-nous tous le même sens au mot vocation qui vient du latin appeler ? Sommes-nous en droit de nous demander s’il s’agit vraiment d’une vocation ?
Lorsque le Président français s’autorise un incroyable oxymore :« J’entends la colère de mes compatriotes ET je promulgue la loi qui l’a provoquée », sommes-nous en droit de ne pas apprécier le en même temps qui est sa marque de fabrique ?
Lorsqu’un ministre de l’intérieur parle d’écoterrorisme pour brandir la menace, quelques phrases plus loin, d’une possible remise en question des subventions destinées à la Ligue des Droits de l’Homme, association fondée au moment de l’affaire Dreyfus et dissoute par le régime de Vichy, sommes-nous en droit de nous inquiéter ?
Lorsque les acronymes sont de plus en plus souvent mobilisés dans tous les domaines de notre vie quotidienne : OQTF, RGPD, GPA, COR, etc.2 est-il question d’un simple raccourcissement de la phrase ou bien plutôt d’un véritable empêchement de pensée ? Ne pas prononcer les mots dans leur intégralité, les faire disparaître au profit de leurs seules initiales ne revient-il pas, de fait, à les effacer simplement de nos circuits neuronaux en tant que porteurs de sens ?
Alors quand peu à peu les mots perdent leur sens, quand les comportements des uns et des autres ne permettent plus le dialogue, restent pour les remplacer ces casseroles, dispositifs sonores portatifs et dérisoires, qui sont devenues la métaphore de ce qui doit d’urgence être entendu. Au risque sinon d’une victoire prochaine de celles et ceux que nous redoutons.
1 Rosanvallon Pierre. Le Bon Gouvernement. Edition du Seuil, Paris 2015
2 OQTF: Obligation de Quitter le Territoire Français ; RGPD : Règlement Général de Protection des Données ; GPA: Grossesse Pour Autrui ; COR : Comité d’Organisation des Retraites.
Merci à Clara Zarembovitch de nous rappeler les dangers de ce que G. Orwell a appelé, dans son magnifique roman dystopique « 1984 », la Novlangue qui dans la dernière traduction faite par les Editions Gallimard est devenu le Néoparler.
C’est l’occasion de lire ou de relire l’appendice que G. Orwell a écrit à la suite de la première édition de son roman où l’on découvre que les principes de la Novlangue peuvent parfaitement s’appliquer à ce que l’on appelle aujourd’hui le langage « politiquement correct » ou encore « la langue de bois » utilisés de plus en plus fréquemment dans nos démocraties aussi bien par les responsables politiques que dans certains milieux intellectuels ou militants. Or, selon G. Orwell, le but de la Novlangue est, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales (…), mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.
Allons nous devoir demain apprendre à faire la cuisine dans des « dispositifs sonores portatifs » ?
Maria Weber