Quelques réflexions sur la démocratie et ses faiblesses

Par Gerry Rodgers

Pour comprendre l’émergence du populisme il est également nécessaire de comprendre la démocratie. Car soit le populisme est un rejet de la démocratie, et dans ce cas nous avons besoin de connaître la nature de ce qu’on rejette et pourquoi. Soit le populisme est une forme de démocratie, comme l’étymologie du mot suggère, et dans ce cas nous devons comparer les différentes formes de démocratie, examiner leurs avantages et désavantages, et comprendre pourquoi le populisme est un problème. Certains populistes soutiendraient que « le populisme ne s’oppose pas à la démocratie. Il essaie plutôt de la récupérer des élites qui l’ont trahie » (Runciman).

Les écrits sur la démocratie ne manquent pas, et le Cercle Germaine de Staël doit être sélectif, et se focaliser sur des débats actuels et récents. La première note de Janine, qu’elle a présenté au Cercle lors de la réunion du mois d’octobre, a résumé la réflexion récente sur les formes et les fonctions de la démocratie, s’appuyant en particulier sur les travaux d’Amartya Sen. Dans ce qui suit je vais me concentrer sur des écrits récents en anglais sur les principes fondamentaux de la démocratie, et certaines conséquences pour sa fragilité et sa durabilité. C’est une littérature qui est dominée par des auteurs américains, ce qui lui donne un biais, qui prend souvent la forme d’une supposition que les phénomènes et relations observés aux Etats-Unis ont une validité universelle. Des fois c’est tenable, mais c’est loin d’être toujours le cas.

Un auteur important est Robert Dahl, l’un des politologues les plus notables du vingtième siècle. Dans un de ses livres, Dahl a présenté systématiquement sa conception des principes sur lesquels la démocratie repose, et les institutions politiques qui sont nécessaires pour les mettre en pratique.

Pour Dahl, la démocratie, comme moyen d’organiser et de gérer un état, est le gouvernement par le peuple, soit directement, soit avec son consentement. Dans la pratique, il s’agit principalement du dernier, car le premier n’est possible que pour des populations peu nombreuses.

Pour que le consentement du peuple ait une signification réelle, Dahl identifie cinq critères ou principes :

  • La participation effective – tous ceux qui sont concernés doivent pouvoir exprimer leur point de vue
  • L’égalité de vote – tous les votes doivent avoir le même poids
  • Une compréhension éclairée – les participants doivent avoir l’information nécessaire pour prendre des décisions et la capacité de l’analyser
  • Le contrôle de l’agenda – le peuple décide quelles sont les questions à traiter
  • L’inclusion de tous les adultes

Ce sont des idéaux plutôt que la réalité, et aucun état ne remplit pas pleinement ces conditions. On doit donc distinguer la démocratie en théorie de la démocratie dans la pratique, qui est toujours imparfaite.

Ces principes sont réalisés à travers des institutions politiques. Dahl considère que la présence des six institutions politiques suivantes est nécessaire pour la démocratie :

  • Des responsables et des représentants qui sont élus
  • Des élections ou votations libres, honnêtes et fréquentes
  • La liberté d’expression
  • Un accès à des sources d’information alternatives
  • L’autonomie des associations, telles que partis politiques, organisations de la société civile, syndicats, etc.
  • Une citoyenneté inclusive, dans le sens du suffrage universel

Les formes prises par ces institutions varient énormément d’un pays à un autre. Comme conséquence, la démocratie ou les démocraties sont diverses. Dahl utilise le mot « polyarchie » (le gouvernement par un grand nombre (the many), à contraster avec le concept mieux connu d’« oligarchie ») pour décrire un système politique qui intègre ces six institutions, sous une forme ou une autre. C’est une façon de caractériser la démocratie représentative, construite sur le principe de la sélection, par tous les citoyens, de leurs représentants, ainsi que l’existence de mécanismes qui leur permettent de participer aux prises de décision politique.

Mais en réalité, la pleine démocratie dans ces termes est rare. La dernière condition, la citoyenneté inclusive, n’était remplie nulle part avant le vingtième siècle, et c’est un phénomène des dernières décennies dans beaucoup de pays, notamment dans les ex-colonies, et dans les pays ou le vote des femmes n’a été acquis que dans le passé récent (par exemple France, 1945 ; Suisse, au niveau fédéral, 1971). En faite, le suffrage n’est jamais universel, car les non-citoyens et les citoyens non-résidents en sont fréquemment exclus, souvent la population carcérale aussi, il peut y avoir un critère de propriété ou d’éducation, et les conditions du vote peuvent être telles qu’elles excluent effectivement des groupes raciaux, régionaux, ou autres. Similairement, toutes les autres conditions sont remplies d’une façon imparfaite, même dans des pays qui se considèrent hautement démocratiques.

Donc les pays peuvent être plus ou moins démocratiques. C’est une question de degré. Mais des indicateurs de la réalité de la démocratie sont controversés. Il existe des mesures influentes, tels que celle de Freedom House, que se concentre sur le droits politiques et les libertés civiles (voir Dahl, Appendix C). Mais de tels mesures sont toutes ambigues, et à la fin subjectives, car un pays peut être plus démocratique sur l’un des critères, et moins sur un autre, et peser l’importance relative de chaque critère est un exercice périlleux.

Nous pourrions en dire beaucoup plus, mais notre intérêt principal repose dans la réalité de la démocratie dans des systèmes politiques nationaux réellement existants, leurs faiblesses, et comment ces faiblesses peuvent ouvrir le chemin vers le populisme.

Je vais me concentrer sur trois problèmes principaux :

  • Premièrement, il y a des questions qui sont intrinsèques aux systèmes représentatifs, c’est-à-dire celles que découlent du processus et de la nature de la représentation, et des institutions politiques à travers lesquelles la représentation s’organise.
  • Deuxièmement, il y a la relation entre démocratie et capitalisme, et en particulier le constat que les règles de l’économie capitaliste sont fondamentalement non-démocratiques, ce qui crée une tension entre les deux.
  • Troisièmement, il y a la relation entre démocratie et inégalité, qui reflète en partie la relation entre capitalisme et démocratie, mais qui soulève de plus amples questions.

Représentation

D’abord, la question de représentation. Par leur nature, les systèmes représentatifs électoraux créent et perpétuent des élites politiques. Bien sûr, il y a en principe une alternance au pouvoir, plus dans certains pays que dans d’autres. Mais le pouvoir de l’incumbency, le fait d’occuper le poste politique, est réel, car dans beaucoup de systèmes les positions politiques sont une source de patronage, du clientélisme, et donnent des moyens pour influencer l’opinion publique. Il est possible, dans des systèmes démocratiques, d’éjecter du pouvoir les titulaires des postes politiques, mais ceci requière effort et des circonstances favorables. Et ceux qui arrivent au pouvoir en profitant d’un ensemble particulier d’institutions politiques essaient souvent de les modifier de façon à renforcer leur position, ou de résister aux changements qui pourraient contrer leurs intérêts. Donc il y a une dynamique qui favorise une concentration du pouvoir. Dans la pratique, la démocratie représentative débouche souvent sur une négociation non-démocratique entre élites politiques et bureaucratiques, aux dépens de l’influence du « peuple » dans la prise des décisions.

Bien sûr, ces dangers sont plus ou moins importants selon les contours des institutions politiques. La question fut analysée en détail par le politologue argentin Guillermo O’Donnell, qui a introduit le concept de la « démocratie délégative ». Dans beaucoup de pays, le peuple délègue le pouvoir à leurs représentants, mais ont peu d’influence sur la suite des évènements entre les élections. Pour O’Donnell, la pratique de la démocratie doit reposer sur des réseaux de relations sociales, connectés au processus politique, et non pas sur des systèmes qui se limitent à un vote pour choisir des représentants dans des élections occasionnelles. L’élément essentiel est l’ « accountability », l’obligation des acteurs de répondre (vis-à-vis du peuple) de leurs actions d’une façon continue, responsabilité à la fois horizontale et verticale. La responsabilité horizontale concerne des institutions sociales, les processus judiciaire et parlementaire, des commissions, des ministères publics et d’autres mécanismes pour assurer qu’il y a une réponse adéquate aux demandes de la population, et que les gouvernements respectent leurs promesses. La responsabilité verticale concerne non seulement les élections et les votations, mais également la possibilité pour des associations et des organisations citoyennes de superviser, débattre et influencer les politiques de l’état.

La responsabilité horizontale est le plus visible dans la relation entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, les trois éléments centraux des systèmes démocratiques dominants. Même les nominations judiciaires sont sujettes à des élections dans certains pays, ou sont sujettes à confirmation par des instances élues. Chacune de ces institutions peut avoir sa propre légitimité démocratique. Elles fournissent les checks and balances, les freins et les contrepoids. Le rôle des juges dans la dernière élection présidentielle aux Etats-Unis, où ils ont pu empêcher Trump de subvertir les résultats, illustre leur importance.

Néanmoins, dans la plupart des pays l’exécutif est insuffisamment sujet à des mécanismes d’ « accountability », à la fois horizontale et verticale, et peut ignorer or supprimer des réactions et des manifestations populaires. Il est ainsi créé une vulnérabilité au populisme, particulièrement dans des systèmes ou le président est élu indépendamment de la législature. O’Donnell souligne l’importance du populisme basé sur les ressource naturelles, resource-based populism, où un président qui contrôle les flux financiers dérivants de l’exploitation des ressources naturelles peut consolider son pouvoir par des subventions sélectives et des programmes sociaux, et ainsi garder un soutien populaire en dépit d’un faiblissement du processus démocratique. Les exemples actuels et récents incluent la Venezuela, l’Indonésie à l’époque de Suharto, la Russie de Poutine et plusieurs dirigeants populistes dans des Etats africains. Des élections ont lieu, car elles ont une grande valeur symbolique, mais elles sont lourdement contrôlées.

En Europe il y a plusieurs exemples de situations ou formellement la démocratie représentative est maintenue, mais le processus démocratique est sapé par des actions de l’exécutif, souvent avec l’objectif d’affaiblir les institutions d’  « accountability » horizontale, particulièrement judiciaire, notamment en Hongrie et en Pologne.

Capitalisme

La relation entre démocratie et capitalisme a donné lieu a une littérature énorme. Les points de vue sont pour le moins polarisés. Si nous utilisons l’expression « économie de marché » comme euphémisme pour le capitalisme, l’argument de Fukuyama, Huntington (dont Janine parlera), Larry Diamond et beaucoup d’autres est que l’économie de marché favorise la démocratie. La thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire n’est pas tellement que l’histoire est terminée, mais plutôt que le marché triomphe sur d’autres systèmes économiques parce que c’est le plus efficace pour générer une croissance de la production et du niveau de vie. Le fonctionnement du marché est basé sur des acteurs économiques qui prennent leurs propres décisions sur l’investissement et la production, ce qui implique une liberté à la fois économique et politique. L’accumulation capitaliste, soutiennent ces auteurs, a besoin de motivations et de bénéfices privés, et ne peut pas être maintenue sous un régime autoritaire. Il y a donc un cercle vertueux, au sein duquel la liberté économique mène à des revenus en hausse, qui à son tour favorise la démocratie, qui à son tour renforce le marché. Finalement la progression de la « démocratie libérale occidentale », c’est-à-dire des systèmes de démocratie représentatifs alliés à des économies de marché, est inévitable.

Dahl à son tour reproduit cet argument, qu’il existe une harmonie entre, d’un côté, la liberté des acteurs économiques d’agir au sein des marchés, et l’autonomie et les droits des propriétaires, et de l’autre côté, les libertés qui sont la fondation de la démocratie. Mais Dahl est moins idéologique que Fukuyama, et souligne la nécessité de réguler les marchés. La liberté dans le marché peut faire aussi bien du mal que du bien.

Fukuyama écrivait au moment de l’effondrement des économies socialistes d’Europe de l’Est, et avant la montée économique de la Chine. Cette dernière est en contradiction claire avec sa thèse, car la réussite économique de la Chine est l’œuvre d’un système politique qui n’est pas particulièrement démocratique. En réalité, les développements politiques au niveau mondial pendant les 30 ans depuis la publication du livre de Fukuyama ne soutiennent pas sa prévision d’une tendance vers la démocratie. Comme le montre Mounk dans sa critique de Fukuyama, c’est plutôt l’inverse, car il y a eu une hausse de l’autoritarisme et du populisme. Nous devrions peut-être plutôt chercher non pas l’harmonie entre démocratie et croissance capitaliste, mais plutôt les moyens par lesquels le capitalisme affaiblit la démocratie.

Il y a une littérature considérable sur ce sujet aussi. Un exemple, entre autres, est un article par Wendy Brown « Nous sommes tous démocrates à présent ». Son argument est que les économies néolibérales remplacent les principes de la démocratie par le pouvoir du marché – un dollar, un vote au lieu d’une personne, un vote. L’état est structuré par les grandes entreprises, qui ont suffisamment d’argent pour contrôler les médias et le flux d’information, et financer les campagnes politiques. Les élections sont transformées en opportunités de marketing, les programmes politiques vendus comme des biens de consommation. Même si toutes les six institutions politiques de Dahl sont présentes, les principes qu’elles sont censé véhiculer sont sapés. L’  « accountability » est également affaiblie par la dépendance économique de tous les pays sur les forces non-démocratiques de la mondialisation.

C’est un système auto-entretenu, qui ne peut pas être renversé lors des élections, même si les partis au pouvoir changent, car la concentration des ressources est convertie en influence électorale. Levitsky et Ziblatt écrivent que « la façon la plus facile de neutraliser des opposants potentiels est de les acheter ». Ils se référaient dans ce passage à la période Fujimori au Pérou, mais donne beaucoup d’autres exemples autour du monde. Si les systèmes démocratiques ne peuvent pas maitriser et contrôler ces relations de pouvoir économiques, la démocratie est reléguée à la gestion de politiques sociales qui ne piétinent pas les bénéfices.

Bien sûr, il n’est pas du tout certain que les systèmes autoritaires puissent mieux gérer ces forces économiques. La Chine suggère qu’un capitalisme d’état est possible, mais qui souffre de mêmes problèmes que le capitalisme privé, y compris une concentration croissante des richesses ; d’ailleurs il y a beaucoup d’exemples d’échec économique de régimes autoritaires autour du monde. En réalité les régimes autoritaires sont au moins aussi vulnérables à être capturés par les intérêts économiques que les régimes démocratiques.

O’Donnell est contre l’idée qu’il y ait un modèle universel de relation entre système économique et démocratie. Dans ses écrits sur le développement économique en Amérique latine, il suggère que « le développement est un processus conflictuel et problématique qui peut facilement concentrer le pouvoir entre les mains des acteurs économiques dont les objectifs sont en contradiction avec le bien public ». Mais ce qui se passe dans des situations concrètes dépend des institutions nationales, du niveau de compromission des élites politiques avec la démocratie, et de la contingence historique. Les modèles universels du type Fukuyama sont certains d’être erronés.

Inégalité

La troisième question, la relation entre démocratie et inégalité, est visible dans la relation avec le capitalisme mais le problème est plus général. L’égalité est au cœur de la conception de la démocratie de Dahl, dans le sens que la voix et le vote doivent avoir la même valeur, le même poids, pour tous. Et formellement c’est souvent vrai au moment de compter les votes. Mais l’inégalité, à la fois économique et sociale, soulève des problèmes fondamentaux pour le fonctionnement de la démocratie.

Il y a deux questions qu’on peut poser. Premièrement, est-ce que la démocratie favorise plus d’égalité ? Et deuxièmement, est-ce que l’inégalité constitue un obstacle ou une menace pour la démocratie ?

En ce qui concerne la première question, la réponse est clairement non. C’est plutôt surprenant, car on penserait que dans un processus démocratique la majorité voterait contre des politiques qui permettent la capture et la concentration des ressources par une petite fraction de la population. Mais l’évidence empirique montre que certains des pays les plus inégaux du monde sont formellement démocratiques (Brésil, Afrique du Sud, Inde). Les systèmes dominants démocratiques ne semblent pas engendrer des gouvernements qui empêchent la concentration des revenus et des richesses. D’ailleurs, certains des pays les plus égalitaires l’ont été sous des régimes autoritaires (notamment de pays socialistes). L’inégalité a augmenté en Chine, mais moins qu’en Inde.

Pourquoi ? Bien sûr, beaucoup de gouvernements réformistes sont venus au pouvoir par les urnes dans différentes parties du monde, et tous les gouvernements transfèrent des ressources d’une minorité plus aisée à d’autres segments de la population, notamment à travers des mécanismes de sécurité sociale et de la taxation progressive. Mais les impôts sur la fortune sont rares, et ils sont résistés férocement, et la progressivité de la taxation sur le revenu a été considérablement réduite durant le dernier demi-siècle, en grand mesure sur la base d’un argument d’efficacité et d’incitation économique. C’est une des raisons de l’augmentation de l’inégalité observée dans beaucoup de pays. Ceux qui profitent de l’inégalité semblent être en mesure d’empêcher les forces démocratiques de saper leur position.

Un des facteurs importants concerne les institutions politiques. Là où les partis politiques sont organisés autour d’une identité de classe, et représentent un grand groupe désavantagé, des politiques de redistribution plus poussés sont probables. C’était pendant longtemps vrai pour des partis socialistes et socio-démocrates, ce qui a joué un rôle dans la baisse de l’inégalité dans les pays industrialisés après la deuxième guerre mondiale. Mais il y a eu un déclin de l’importance de l’appartenance de classe dans le comportement des électeurs qui a réduit la pression en faveur de la redistribution. Piketty écrit sur la « gauche Brahmane », dans le sens que les partis socialistes sont de plus en plus composés d’intellectuels et des cols blancs, et perdent leurs membres parmi les classes travailleuses ; ces dernières sont facilement convaincus par des mouvements populistes qui prétendent représenter leurs intérêts mieux que les anciens partis politique fondés sur une représentation de classe.

Les mécanismes varient d’un pays à un autre. En Inde, il y a une histoire de partis politiques basés sur une identité de caste, mais ils n’ont jamais réussi à construire une coalition suffisamment large pour surmonter les désavantages de chaque caste ; à défaut, ils ont essayé de promouvoir leurs intérêts au sein de formations politiques plus larges où ils ont moins d’influence.

Qu’en est-il des effets des inégalités sur la démocratie ? Si on retourne aux cinq principes de Dahl, il est clair que l’inégalité affaiblirait la démocratie, que ce soit l’accès inégal à l’information et à la compréhension, l’inégalité dans la capacité de participer à des débats, ou l’inégalité dans les droits électoraux, à cause du désavantage ou de l’exclusion de certaines communautés. L’impact de l’inégalité se voit aussi dans la corrélation entre revenu ou richesse et influence politique – l’inégalité favorisant une concentration de pouvoir politique. Là où la réglementation du financement politique est faible, notamment aux Etats-Unis, d’énorme quantités d’argent sont jetées dans des campagnes électorales. La connexion avec l’inégalité passe par les contributions des individus aisés aux partis politiques ou à la publicité politique – actuellement sans limites aux EE-UU, bien que sujet à des limites strictes dans la plupart des pays en Europe. Mais il y a également la vulnérabilité de la plupart des systèmes démocratiques à la corruption, et au lobbying de la part d’intérêts particuliers, étroitement liés à la concentration des revenus et du capital. Et bien sûr les médias traditionnels, hautement concentrés dans des mains privées, jouent un rôle important dans la formation de l’opinion publique.

Dahl souligne également que l’inégalité affect la participation dans la vie politique – dans une démocratie représentative, qui sont les représentants ? Partout leur composition sociale est biaisée vers les hauts et moyens revenus, des groupes avec des niveaux d’éducation plus élevés que la moyenne, les classes sociales supérieures. Même dans des partis qui prétendent représenter les classes ouvrières, seulement une minorité des représentants élus ont leurs origines dans des familles de travailleurs.

A vrai dire, on ne peut pas séparer les effets de l’inégalité sur la démocratie des effets de la démocratie sur l’inégalité. Comme le soutient Piketty, le régime politique est interconnecté avec et dépendant du niveau et de la structure de l’inégalité. Inévitablement, les régimes politiques servent les intérêts des élites sociales et économiques. Dans la mesure où elles acceptent des politiques de redistribution c’est sans doute pour mieux protéger le noyau de leurs intérêts.

Dans cette situation, les groupes à faible revenu sont susceptibles de voir même un gouvernement démocratiquement élu comme protecteur des intérêts des plus riches, et d’apporter leur soutien électoral aux groupes radicaux de droite ou de gauche. C’est sûrement une force puissante en faveur du populisme, en particulier quand les dirigeants de ces mouvements savent déployer une rhétorique qui les positionnent en opposition aux élites, et en défenseurs des intérêts des travailleurs ordinaires.

* * *

Tous ces problèmes rendent la démocratie plus vulnérable à la capture par des populistes. Il est vrai que la vulnérabilité varie d’un type de régime politique à un autre. Par exemple, les travaux d’O’Donnell suggèrent que les régimes présidentiels sont plus vulnérables au populisme et à l’autoritarisme que les régimes parlementaires, à cause de la concentration du pouvoir au sein de l’exécutif et dans les mains d’un individu. Mais des populistes peuvent également surgir des régimes parlementaires, particulièrement dans des systèmes comme celui au Royaume-Uni, où l’autonomie du parlement vis-à-vis l’exécutif est limitée. Un niveau d’inégalité élevé ne mène pas forcément au populisme, mais le rend plus probable quand les couches sociales de bas revenu sont confrontées à des conditions économiques adverses, et peuvent être mobilisées autour d’un programme populiste qui paraît répondre à leurs besoins, ou quand elles se considèrent gouvernées par une élite politique qui n’est pas sensible à leurs préoccupations.

Les faiblesses de la démocratie ne débouchent pas nécessairement sur le populisme. Runciman présente et analyse plusieurs autres alternatives possibles : l’autoritarisme pragmatique, quand un état non-démocratique visent des objectifs sociaux et économiques collectifs (la Chine est un point de référence évident) ; l’épistocratie, dans laquelle seulement ceux qui ont un niveau suffisant de connaissance ou de sagesse ont le droit de gouverner ou de voter (une idée qui était répandue au 19ème siècle) ; et moins clairement, des formes de gouvernance basés sur l’intelligence artificielle, dans lesquels les individus et les groupes poursuivent leurs objectifs dans un cadre établi par des réseaux numériques et des règles de décision autosuffisants.

Le point de départ, contrairement à la thèse de Fukuyama, est que nos formes existantes de démocratie ne sont ni parfaites ni éternelles, et il est certain qu’elles vont évoluer. Mais il n’y a pas de règle générale ou universelle, pas d’issue inévitable. Tout dépend du contexte et de l’histoire, et du niveau d’engagement envers la démocratie parmi les acteurs politiques et dans le tissu social.

Références

Brinks, Daniel, Marcelo Leiras and Scott Mainwaring. 2014. Reflections on uneven democracies: The legacy of Guillermo O’Donnell. Baltimore: Johns Hopkins.

Brown, Wendy. 2009. “Nous sommes tous démocrates à présent” dans Giorgio Agamben et al, eds, Démocratie, dans quel état ? Paris : La Fabrique, 2009.

Dahl, Robert A. 2015 (1998). On democracy. New Haven: Yale University Press.

Fukuyama, Francis. 1992. The End of History and the Last Man. New York: Free Press.

Levitsky, Steven and Daniel Ziblatt. 2018. How democracies die. New York: Broadway Books.

Mounk. Yascha 2020. “The End of History Revisited”, in Journal of Democracy, Volume 31, Number 1, January 2020, pp. 22-35.

Piketty, Thomas. 2019. Capital et idéologie. Paris: Editions du Seuil.

Runciman, David. 2018. How democracy ends. London : Profile Books.

15 novembre 2021, rév. 21 avril 2023

Laisser un commentaire