Par Marc Ragouillaux
Un regard médusé. Stupeur du confinement
Dans l’atelier en fin de séance de travail, un fatras chevelu de morceaux de scotch à la main, repliés et collants, destinés à la poubelle, vient subitement coiffer une sculpture en pied, posée là, simple intuition. Une vulgaire noix de coco en fait, percée d’une fracture de forme buccale mais sans yeux… je l’associais pourtant au regard pétrifiant et mortel de Méduse, femme fatale, dans cette anarchie criante de désirs et d’effroi telle que l’a représentée le Caravage.
Dans la galerie jouxtant mon atelier, les œuvres de l’exposition en cours, condamnées au confinement, restaient sans visiteurs sous l’ombre portée d’un virus obscur et mobile. Echappant au bouclier-miroir de Persée, il nous imposait sa véritable puissance archaïque en lieu et place de Méduse.
Stupéfaits, la Covid 19 nous privait de représentation de ce système des objets, d’ordinaire rareté savamment organisée en marchandise sacralisée.
L’épuisement de la pensée magique
Ce fût une syncope ! Car le désir et l’à-voir confondus de la marchandise, transcendance du Capital, qui enflent la taille de l’œil, pris pour un corps en soi, objet captif, fut alors la victime de l’arrêt brutal de la pulsion.
Le choc, une fois passés les premiers jours, se transformait en perte, une immense perte de confiance devant l’invisible objet morbide! Je compris que le mythe, forme qui d’ordinaire greffe la fascination d’une contradiction insécable sur le réel, était devenu inopérant contre l’archaïsme du virus. La figure du couple Méduse et Persée, tension éternelle entre fascination et domination du désir, se disloquait. Un dialogue impossible avec nos légendes empêchait toute identification et catharsis. Cette prise de possession du réel nous dévoilait en fait une impérieuse nécessité existentielle et politique.
Ce trait invisible qui excède l’assurance du système des objets
Ce dévoilement montre en effet, l’aveuglement des hérauts de l’industrie pharmaceutique dans le dévoiement de la recherche scientifique, en complet défaut face au Covid, par leur mépris pour les recherches sur les épidémies zoonoses et l’offre d’un vaccin antiviral.
Le filtre du bouclier-miroir de Persée face à Méduse ne fonctionne plus. Echec symptomatique du système de valeurs techno-fétichistes, dans lequel la nature et les ressources humaines sont de simples « externalités négatives » dans le mythe de l’accumulation infinie.
Et pour tout dire, un capitalisme défaillant dans « l’assurance » de désirs solvables approfondissant sa crise de reproduction: crise des échanges mondiaux, monopolisation extrême, épuisement de la mondialisation.
Une crise de domination
Cette crise s’aggrave dès 2008. Le mythe d’une transcendance technologique, véritable déité libérale sensée sauver l’humanité, génère dans les faits de l’endettement à un rythme bien supérieur à la production de richesses, ce malgré l’écrasement des besoins sociaux et culturels par ses relais politiques.
Des centaines de milliards injectés par mois depuis cette date par les banques centrales pour racheter de la croissance artificielle ! Une effroyable fiction vendue derrière le système des objets. « Nous », les institutions publiques -censées nous représenter-, récoltons les déchets de cette artificialisation dont les représentants du Capital maquillent l’inefficience consécutive à une crise séculaire de productivité. Ce système n’est-il pas face au procès de la nécessité historique ?
N’est-il pas temps de le soumettre à des institutions exigeantes au nom du bien commun -nations, Etats, institutions multilatérales-, seule assurance « en dernier ressort » réellement fiables et durables pour nos cadres de vie et la reconnaissance des besoins sociaux ?
Retrouver l’assurance de la volonté générale
Disons-le, cet endettement abyssal correspondant au « coût » du Capital, fait de « Nous » -nos assemblées politiques, nos banques centrales-, les propriétaires putatifs de ces biens. Le moment d’un possible sursaut d’intelligence collective, d’une assurance capacitaire pour une reconstruction démocratique est à notre portée.
Un moment historique donc, où volonté et nécessité entrent en lutte contre le mode d’accumulation monopoliste que le monde n’a plus les moyens de financer par l’épuisement des êtres et des ressources.
Ces institutions justes bonnes à délivrer des privilèges plutôt que des droits, restructurées et modelées par des médias pour des minorités, ne reprennent-elles pas aujourd’hui un sens politique positif ?
Dans quelles mesures ne pourrions-nous pas faire qu’elles redeviennent ces fins essentielles à la reproduction de la vie, du bien public en tant qu’intérêt général ?
Du postmoderne à la transition écologique : le retour à l’Histoire
Une offensive du « Nous », refondée par une éthique du vivant en politique -c’est à-dire contre toutes les dominations-, est porteuse de nombreux ralliements et convergences possibles dans l’affirmation combative des besoins vitaux de l’humanité.
Méduse et Persée, ce couple mythique pour le système de l’avoir, devient possession du véritable archaïsme de la COVID. Le système désirant devient impuissant face au regard vide et létal du virus. La pensée magique de l’accumulation tourne au fiasco. L’exploitation du désir sans fin se heurte à l’inconscience de la nature, miroir de l’impensé de la bourgeoisie monopoliste.
Ne serait-il pas temps de saisir que le post-modernisme, le post-fordisme… ne sont pas « la fin de l’Histoire », mais des négations qui sont elles-mêmes niées aujourd’hui par la visée d’une transition historique ?
La société des Humains doit, en effet, dorénavant trouver à s’assurer elle-même au travers de la mutualisation des besoins sociaux dans une affirmation démocratique débarrassée de la fiction du Capital, dépréciative des valeurs de la vie.
Son assurance, devenue insolvable, n’est plus soutenable par la caution des peuples et leurs institutions. Et cette crise du Coronavirus aiguise la critique au sein du corps social en puissance d’agir !
Le virus -comme l’Histoire- n’a ni représentation, ni morale. Aujourd’hui la scène du théâtre mythique est moribonde, mais les acteurs sont là, incarnant par leur espérance, les nécessités contemporaines de cette transition. Nous n’aurons plus à considérer celle-ci comme une tragédie circulaire dans une fin préconçue, mais à Nous projeter dans une issue nécessaire absolument inédite.