Covid19 : une déshumanisation intergénérationnelle ?

Compte-rendu par Mariejo Duc-Reynaert

L’interview par Ann Peutemann de Peter Knoope* dans la revue belge Knack (équivalent de l’Hebdo) du 27 mars sur le conflit générationnel grandissant : « Les personnes âgées sont déshumanisées », nous interpelle et fait réfléchir.

P. Knoope  soutient qu’il y a une tendance mondiale à des conflits générationnels. « Quand les gens se sentent menacés, on cherche un bouc émissaire. Et le résultat est que les vieux, qui sont pourtant également des victimes dans la crise du coronavirus, sont déclarés coupables ». Il dit qu’il y a des voix dans la société – surtout en Hollande – qui les prient de se sacrifier en faveur des jeunes. Certaines personnes âgées se sentent coupables et se retirent de plus en plus dans leur petit monde.

P. Knoope, lui-même septuagénaire, a réagi lorsque le philosophe Ad Verbrugge a déclaré dans le journal NRC Handelsblad « qu’il lui semblait mieux et plus juste d’enfermer dans un cercle protégé les groupes les plus faibles, tels que les vieux. Nous devons simplement accepter les décès supplémentaires provoqués par le virus .» Peter Knoope prétend que dans ce domaine, il y a un enchaînement d’expressions qui vont de plus en plus loin et sont de plus en plus radicalisées. Cela a déjà commencé durant la première vague du coronavirus lorsque la chroniqueuse du Telegraaf  Marianne Zwagerman a désigné les personnes âgées comme « du bois mort » insinuant ainsi que ce n’est pas si grave si le bois mort est enlevé un peu plus vite que d’habitude. Knoope s’indigne et utilise des mots très forts pour dire qu’avec ces expressions il a la sensation « qu’on n’a qu’à amener les vieux à l’abattoir ». Or, il semble que le raisonnement de Zwagerman a été repris par des psychiatres et des philosophes qui faisaient appel au sacrifice pour les « seniors ».

Aussi bien dans le domaine du terrorisme que dans les conflits générationnels, le modèle SCARF du neuro-scientifique américain David Rock joue un rôle important. D’après ce modèle, cinq facteurs nous donnent un sentiment de bien-être et de récompense : le statut, la certitude, l’autonomie, les relations et la justice. Si un des facteurs manque, on se sent menacé. C’est pourquoi les organisations terroristes ont là un grand pouvoir de magnétisme. Knoope donne l’exemple d’un garçon à Bamako qui habite sur un terrain hors de la ville et qui ne sait pas de quoi demain sera fait, ni ce qu’il va manger. Ce garçon trouve ça injuste et est beaucoup plus enclin à rejoindre un groupe terroriste car il y trouve un statut pour lutter ensemble afin d’atteindre un but. C’est ce même mécanisme qui est responsable de la radicalisation que l’on constate actuellement en Belgique et en Hollande.

A la question « Comment est-il possible d’en arriver là ?», Knoope répond que par la social distancing on perd nos relations, et notre autonomie est mise au ban. Des certitudes disparaissent car beaucoup de personnes se font du souci pour leur carrière et pour l’économie. Ils se sentent menacés et cherchent un bouc émissaire – d’où les théories du complot et la fuite dans l’extrémisme. Dans une telle vision des choses, les « vieux » aussi peuvent représenter une menace, actuellement.

On assiste également à une diminution de la capacité à rester solidaire et à réagir avec empathie. Mais Knoope prétend que c’est plus que ça, car la personne âgée est, à travers la communication, « déshumanisée ». Ce ne sont plus des « personnes » mais « du «bois mort ». Ce n’est donc pas vraiment « l’homme » qu’on sacrifie mais « du bois mort». Et c’est tout à fait ainsi que la violence politique commence. Cela a ainsi été le cas lors des attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles. Avant de les commettre, les auteurs avaient déjà effectué un meurtre d’essai. Ceci est uniquement possible si on soustrait l’humain dans son raisonnement.

La montée des médias sociaux a joué un grand rôle dans ce changement d’attitude. Les jeunes ont maintenant accès à un monde avec d’autres valeurs, d’autres mécanismes de marché. Ils peuvent ainsi s’échapper de leur sphère sociale. Cependant le mode de communication des autorités en Hollande et en Belgique sur le vieillissement de la population a grandement contribué au conflit générationnel. Dès le début, le vieillissement était mentionné comme étant « un problème » – même s’il y a du vrai au niveau budgétaire. Mais c’est ainsi qu’ils ont créé un clivage entre jeunes et vieux.

Par exemple en Hollande, un projet de loi donnera à des personnes de +75 ans la possibilité d’en finir avec la vie lorsqu’elles la sentent accomplie !

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L’article nous rappelle certaines pratiques des nazis qui avaient – entre autres – le projet de liquider les personnes handicapées, car inutiles pour la société. Personnellement, je n’ai pas remarqué ce phénomène de rejet des personnes âgées en Suisse. On peut émettre l’hypothèse que les mesures de protection prises par les autorités politiques contre le coronavirus, bien plus souples qu’ailleurs, y sont pour quelque chose.

En conclusion, afin de garder une société où il fait bon vivre pour tout le monde, il faudrait que chacun se rappelle que les jeunes sont des vieux en devenir, que les vieux sont des anciens jeunes, et que la société ne peut fonctionner que lorsqu’il y a un mélange et une bonne entente intergénérationnelle.

*Peter Knoope

  • est né en 1949
  • travaille dans le domaine du développement en Tanzanie, Cameroun et Sénégal
  • était jusqu’en 2009 directeur-adjoint auprès de Nationaal Coördinator Terrorisme Bestrijding (NCTb)
  • était chef de mission hollandais en Afghanistan
  • devient directeur en 2014 du International Center for Counter-Terrorism (ICCT) in den Haag et y est actuellement senior visiting fellow
  • est visiting fellow à l’Institute for Justice and Reconciliation en Afrique du Sud.

(//www.knack.be/nieuws/auteurs/ann-peuteman-14.htlm)

One Reply to “Covid19 : une déshumanisation intergénérationnelle ?”

  1. CHATAIGNER Bernard dit : Répondre

    Cette notion d’éventuel conflit générationnel alimenté en France par les propos d’un autre philosophe, André Comte-Sponville, appelle chez moi 2 réflexions:

    – En tant que médecin ayant beaucoup travaillé dans les soins palliatifs, je ne peux que compatir au lien qui est fait entre cette évolution sociétale mise en exergue par cette pandémie et le glissement progressif dans ces 2 pays, Hollande et Belgique, vers une banalisation de l’euthanasie au prétexte d’une fatigue de vivre lorsqu’on arrive à un certain âge. Et comment, derrière cette notion de « vieux », ne pas souligner dans nos pays de type néolibéral, la notion d’inutilité, le côté non productif. Ainsi, dans son premier livre – « Ici-bas », Ed Gallimard, janvier 2011, 200p, 18€ – Pierre Guerci relate-t-il les paroles du frère du narrateur, à propos de leur père qui se meurt d’une maladie neuro-dégénérative:  » C’est pourtant simple, Il y a ceux qui produisent, ceux qui inventent et ceux qui transmettent, qui font tourner le monde tout simplement, et il y a ceux qui le ralentissent et qui le retardent ».
    – Et derrière cette radicalisation illustrée jusque dans les termes – « du bois mort » -comment ne pas évoquer la propension au séparatisme, signe d’une évolution vers le populisme. Même si elle fait de la résistance par rapport à d’autres pays d’Europe, la France n’échappe pas à cette influence des pays d’Amérique du Nord autour des groupes identitaires et de l’intersectionalité. Caroline Fourest l’explique très bien dans « Génération offensée » – Livre de Poche, février 2021, 151 p, 7,20€ – : au sein d’un mouvement une partie se radicalise, mais refuse le dialogue (la disputatio) et se sépare; l’entre-soi qui consiste alors à décortiquer sa propre identité permet illusoirement de se réconcilier avec soi-même, mais engendre un sectarisme à la limite de la haine de l’autre au risque qu’advienne du ressentiment, porte ouverte à l’adhésion aux thèses populistes – Cynthia Fleury. Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment. Edition Gallimard, Nov 2020; 322 p.

    Souvenons-nous enfin de ce film de 1973, « Soleil vert », de Richard Fleischer, librement inspiré du roman de Harry Harrison, véritable dystopie racontant un avenir où les océans sont mourants et la canicule est présente toute l’année en raison de l’effet de serre, conduisant à l’épuisement des ressources naturelles, la pollution, la pauvreté, la surpopulation, la violence et l’euthanasie volontaire…. les vieux redevenant alors productifs à leur insu, transformés qu’ils sont en petits carrés de nourriture appelés Soleil vert.

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