La monarchie britannique : un obstacle à la démocratie ?

Par Gerry Rodgers

Le décès de la reine Elizabeth II a mis au grand jour le débat sur la fonction et la valeur de la monarchie britannique. Plusieurs pays du Commonwealth où la reine était chef d’État sont susceptibles de profiter de sa mort pour devenir une république. Même en Grande-Bretagne, on s’interroge sur la pérennité du système. Toutefois les voix républicaines en Grande-Bretagne sont l’exception plutôt que la règle (l’Irlande du Nord est un cas à part). La mort d’Elizabeth a mis en exergue le pouvoir et la position sociale de la monarchie. Plus d’un quart de million de personnes ont défilé devant son cercueil. Pour mettre les choses en perspective, c’est moins que le nombre de spectateurs qui assistent aux matchs de football de la Premier League lors d’un week-end moyen. Néanmoins, les nombreuses expressions de chagrin et de condoléances, la couverture non-stop de sa mort par la BBC et une grande partie de la presse écrite pendant plus d’une semaine, l’extraordinaire mobilisation et l’énorme audience télévisée pour ses funérailles, tout cela reflète le fait qu’il s’agissait d’un événement national majeur dans lequel la majorité des gens se sentaient concernés et impliqués.

Quelle interprétation en faire dans un pays démocratique ? Bien sûr, la démocratie britannique est imparfaite, comme en attestent les récents développements politiques dans le pays. On peut difficilement dire que le gouvernement actuel et ses politiques reflètent la volonté du peuple. Les médias façonnent l’opinion publique, et la diversité des points de vue politiques est mal représentée par le système électoral actuel. Néanmoins, le noyau démocratique du système n’est pas en cause. Comment cela est-il compatible avec la persistance de la monarchie ? S’agit-il simplement d’un vestige historique pittoresque, utile pour attirer les touristes avec des spectacles d’apparat ? Ou exerce-t-elle une influence réelle, donc non démocratique sur le système de gouvernance ?

La Grande-Bretagne n’a pas de constitution écrite et s’appuie sur les précédents pour établir les règles de la procédure parlementaire et gouvernementale. Un ouvrage influent et très cité sur la constitution et le rôle du monarque est dû à Walter Bagehot, écrivain et analyste politique du XIXe siècle.[1] La position constitutionnelle de la reine de l’époque (Victoria) était sensiblement la même qu’aujourd’hui. Elle était le chef de l’État et toutes les mesures gouvernementales étaient prises en son nom, y compris la dissolution du Parlement et les déclarations de guerre, mais en réalité, elle n’était qu’une figure de proue symbolique et les décisions étaient prises par le Parlement. Bien sûr, la chambre haute du Parlement était, et reste, la Chambre des Lords non élue, un autre vestige du passé. Mais selon Bagehot, « la Chambre des Lords doit céder chaque fois que l’opinion de la Chambre des Communes [élue] est également l’opinion de la nation, et lorsqu’il est clair que la nation a pris sa décision« . Les réformes du XXe siècle ont codifié ce principe, de sorte qu’aujourd’hui la Chambre des Lords n’a pas pouvoir de rejeter les projets de loi adoptés par les Communes, mais seulement de les retarder et de suggérer des modifications.

La situation de la Chambre des Lords est pertinente pour une discussion sur la monarchie. La Chambre des Lords, non élue, a de l’influence, mais n’a pas le dernier mot. En est-il de même pour le monarque ? Bagehot, qui était « plus royaliste que le roi » et soutenait avec force qu’une monarchie était supérieure à une république, le pensait clairement : « le souverain a, sous une monarchie constitutionnelle comme la nôtre, trois droits : le droit d’être consulté, le droit d’encourager, le droit d’avertir ». Cette forme d’influence diffuse est clairement non démocratique, puisqu’il n’existe aucun mécanisme permettant de s’assurer que l’opinion du monarque correspond à celle du peuple.

Est-ce important ? Le point de vue de Bagehot reste influent aujourd’hui, notamment au sein de la droite politique. Mais Élizabeth II a veillé à ne pas interférer dans les décisions politiques et a évité de faire des commentaires publics, même sur des questions où les intérêts de la monarchie étaient clairement en jeu, comme l’indépendance de l’Écosse. Son successeur, Charles, avait lui l’habitude de faire des commentaires sur des questions d’intérêt public avant de devenir roi. Mais il est peu probable qu’il fasse des vagues maintenant qu’il est roi. En réalité, la famille royale est peu encline à prendre le risque d’une intervention politique, consciente qu’elle est considérée par beaucoup comme une survivance anachronique. Peut-être y a-t-il davantage de républicains en Grande Bretagne, parmi les jeunes, les minorités ethniques, les nationalistes écossais et gallois, qu’on ne le croyait sous la reine Elizabeth. Pourtant, il subsiste au sein de la société britannique une déférence et un respect fortement ancrés pour la famille royale. La monarchie est un élément central de l’identité nationale. À cet égard, elle a plus de points communs avec certaines royautés asiatiques, comme celles de Thaïlande et du Japon, qu’avec les autres familles royales d’Europe, dont le rôle est moins proéminent. Les gens s’identifient à la famille royale et à ses arrangements domestiques, et accordent une attention particulière à ses épreuves, ses déboires et ses scandales, qui ne sapent pas la monarchie mais au contraire soutiennent l’intérêt du public, et font vendre des magazines et des journaux. Elizabeth II était finalement devenue une figure maternelle, quelqu’un qu’on pouvait aimer et admirer, qui contraste avec les politiciens vénaux et indignes de confiance, ou incompétents, comme on le voit actuellement, qui ont occupé une grande partie de l’espace public.

Cette relation affective avec le monarque peut sembler inoffensive. Elle renforce néanmoins le nationalisme, le sentiment d’exceptionnalisme et de supériorité britannique (ou plus exactement anglaise), la continuité avec l’Empire et la nostalgie pour le passé (aujourd’hui encore, de nombreuses décorations britanniques, remises au nom du monarque, conservent le nom de l’Empire, comme l’OBE (Order of the British Empire), le sentiment que la Grande-Bretagne et sa culture sont au centre du monde (sentiment que l’on retrouve aussi dans d’autres pays, bien sûr, mais qui est particulièrement fort en Grande-Bretagne).

En fait, la principale menace de la monarchie pour la démocratie ne vient pas du renforcement de l’identité nationale, ni de l’interférence directe dans les décisions politiques, mais de son rôle dans le maintien de la légitimité d’une structure de classe et de pouvoir d’une élite dirigeante. Elle est le symbole d’une hiérarchie profondément enracinée qui ne doit pas être remise en question. La déférence envers cette hiérarchie est très utile pour maintenir l’inégalité. La richesse de la famille royale est immense (28 milliards de dollars selon Forbes), y compris le contrôle de vastes étendues de terre. Les dépenses publiques de la famille royale, son faste et ses cérémonies sont souvent remis en question, mais sa position au sommet d’une distribution inégale des richesses est plus importante encore. Il ne s’agit plus d’une aristocratie terrienne, bien que la monarchie y ait son origine, mais de l’inégalité économique et sociale dans un pays en mutation où les opportunités sont très inégalement réparties, où les réseaux d’influence sont proéminents dans la vie économique et politique et où la préservation des bonus des banquiers est plus importante que l’élimination de la pauvreté. Le style de vie de la famille royale est dès lors considéré comme normal, car en Grande-Bretagne, les écarts importants et croissants entre riches et pauvres sont également considérés comme normaux. Il renforce donc la structure de classe de la société britannique. La présence d’une famille royale n’est pas indispensable pour justifier l’inégalité, de nombreux pays inégalitaires s’en passent, mais elle joue certainement un rôle important dans la légitimation et la perpétuation de l’inégalité, un rôle qui est intrinsèquement antidémocratique.


[1] The English Constitution. London, Chapman and Hall, 1867.

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