Les élections présidentielles aux Philippines

Un record du monde du népotisme dynastique pour une démocratie !

Par Jean-Luc Maurer

Les élections présidentielles qui viennent de se dérouler le 9 mai aux Philippines ont permis au pays de battre le record du monde du népotisme dynastique de nature oligarchique pour une démocratie[1]. C’est un mal très répandu dans le monde et tout particulièrement en Asie où il sévit d’ouest en est, des quatre pays du sous-continent indien aux deux frères ennemis de la péninsule coréenne en passant par la plupart des nations du sud-est asiatique[2].

Toutefois, depuis leur indépendance en 1946 jusqu’à ce jour les Philippines se sont toujours distinguées en la matière. C’est notamment le cas pour ce qui est de la fonction présidentielle. Il y a déjà eu deux cas dans l’histoire récente où un « fils ou fille de » a succédé à la tête du pays à son père ou à sa mère. Le premier est celui de Gloria Macapagal, qui a dirigé le pays de 2001 à 2010 dans un parfum de corruption effrénée, après que son père Diosdado Macapagal l’a fait de 1961 à 1965, année où il a été battu dans les urnes par Ferdinand Marcos qui allait imposer une dictature violente et vénale pour plus de vingt ans. Le deuxième est celui de Begnino Aquino II qui sera président de 2010 à 2016, après que sa mère Cory Aquino l’ait été de 1986 à 1992. Les deux familles font partie de cette oligarchie politique et foncière qui domine le pays depuis toujours et lui a donné la plupart de ses premiers présidents, de Manuel Quezon (1935-44) à Manuel Roxas (1946-48) et Ramon Magsasay (1953-57).

Mais cette fois, tous les précédents records sont battus. Les Philippins viennent en effet d’élire triomphalement à la présidence Ferdinand Romualdez « Bonbong » Marcos, fils de Ferdinand Marcos et de son insatiable épouse Imelda qui ont régné par la loi martiale, la corruption et la violence, déclenchant la révolution du « People’s Power » qui amènera Cory Aquino au pouvoir en 1986. Par ailleurs, dans une élection séparée[3], ils ont choisi de confier la vice-présidence à Sarah Duterte, la fille du président sortant Rodrigo Duterte, élu en 2016 et arrivé au terme de l’unique mandat de six ans autorisés par la constitution, le tribun national-populiste violent et vulgaire mais toujours très populaire qui a fait régner l’ordre par la terreur dans l’archipel. Elle lui avait d’ailleurs déjà succédé en 2016 comme maire de Davao, la grande ville de l’île sud de Mindanao, le fief sur lequel il avait régné pendant près de 25 ans et où il avait « rétabli l’ordre » par les méthodes violentes qu’il privilégie. Il est navrant de constater l’amnésie, l’aveuglement et le goût obstiné et masochiste des Philippins pour ce genre de personnages !

En élargissant la réflexion au-delà des élections présidentielles, on s’aperçoit que ce modèle dynastique façonne en profondeur toute la vie politique d’un pays que les élites oligarchiques ont toujours dominé. Dans une démocratie comme les Philippines où les élections sont affaire d’argent, de clientélisme et de désinformation, les partis politiques sont très faibles et au service des représentants de ces riches familles dynastiques. D’après Julio Teehankee, professeur à l’Université de la Salle à Manille, quelques 320 familles dynastiques se seraient consolidées dans le pays depuis 1898, quand les États-Unis ont supplanté l’Espagne comme puissance coloniale, et en 2009, les membres de 234 d’entre elles détiendraient toujours des fonctions électives[4] ! Et selon lui, leur mainmise sur la politique nationale ne fait que s’aggraver. Ainsi, 80% des gouverneurs de province appartiennent à ces riches dynasties et elles contrôleraient actuellement 67% des sièges dans la chambre des représentants et 53% des postes de maires, contre respectivement 57%, 48% et 40% en 2004. Leur stratégie est basée sur le contrôle héréditaire de fiefs régionaux, provinciaux et municipaux.

Le clan Marcos a été particulièrement efficace dans ce domaine. Depuis le retour d’exil de leur mère Imelda en 1991, après la mort de son mari Ferdinand en 1989 à Honolulu, leur fils « Bonbong » et leur fille Imee se sont « refilés » entre eux, puis avec leur propres fils et filles ou neveux et nièces, les postes de gouverneurs, de sénateurs et de députés de la province d’Ilocos Nord. Ainsi, après avoir déjà été une première fois gouverneur de la province de 1983 à 1986, avant la chute de son père, « Bonbong », l’est redevenu de 1998 à 2007 puis il a transmis la sinécure à sa sœur Imee de 2010 à 2019 pour occuper des sièges de député de 2007 à 2010 puis de sénateur de 2010 à 2016, année où il a vainement essayé de se faire élire vice-président de Duterte, le candidat qu’il avait soutenu pour la présidence. Actuellement, c’est le fils de Imee, Michael Keon Marcos, qui est gouverneur, alors qu’elle-même occupe l’un des deux postes de sénateur de la province et que le fils de « Bonbong » est candidat à la députation. La famille Duterte, établie de plus fraîche date, moins riche et plus éloignée de Manille n’est toutefois pas en reste. Le président sortant le reconnait d’ailleurs ouvertement quand il dit être fier de son bilan en déclarant : « J’ai une fille candidate à la vice-présidence, un fils membre du parlement et un autre maire de Davao, je suis comblé »[5].

On le voit, toute la politique philippine est une affaire de dynastie, la conquête du pouvoir et sa conservation étant basés sur le système de relève népotique au sein des principales familles oligarchiques du pays. Il faudrait bien sûr légiférer pour mettre fin à cette mise en coupe réglée de la démocratie et réformer le système électoral du pays, mais il est impensable qu’un parlement peuplé par des représentants des dynasties politiques adopte des mesures qui entraveraient leur pouvoir. Comme le dit avec humour le même professeur Teehankee cité précédemment : « C’est comme de demander à Dracula de garder la banque du sang ! ».

Certes le népotisme dynastique n’est pas l’apanage de l’Asie et on le retrouve sous diverses formes ailleurs dans le monde. Nos démocraties ne sont pas exemptes de ce genre de maux comme le prouve notamment le cas des familles Kennedy, Bush et Clinton aux États-Unis. Cela mériterait toutefois une analyse plus large et approfondie qui dépasse l’objectif restreint de cet article sur les Philippines.


[1] Les Philippines sont en effet considérées comme une « démocratie imparfaite » dans le classement annuel bien connu de l’Economist Intelligence Unit, qui leur donne un score de 6,62 sur un maximum de 10 et une 54e place (juste derrière l’Indonésie avec 6,71 et un 52e rang) et un « régime partiellement libre » par le non moins réputé rapport annuel de Freedom House avec un score de 55 sur un maximum de 100 (contre 59 pour l’Indonésie)

[2] Il y a évidemment des différences de degré d’un pays à l’autre, mais le phénomène est bien omniprésent en Asie du Sud, du Pakistan (famille Bhutto et Sharif) à l’Inde (famille Nehru-Gandhi) et du Bangladesh (familles Mujibur Rahman et Ziaur Rahman) au Sri Lanka (familles Bandaranaike et Rajapaksa), en Asie du Sud-Est, de la Birmanie (famille Aung San) à la Thaïlande (famille Thaksin) et du Cambodge (famille Hun) à Singapour (famille Lee) et à l’Indonésie (famille Sukarno et Suharto), ainsi qu’en Asie Orientale, de Taiwan (famille Chiang) aux deux Corées (famille Park au Sud et surtout l’inamovible et ubuesque dynastie des Kim au Nord qui constitue le record du monde absolu en matière de népotisme dynastique).

[3] Les Philippines n’ont pas adopté la méthode du « ticket présidentiel » de leur ancienne puissance coloniale étasunienne et l’élection à la présidence et à la vice-présidence ont lieu le même jour mais séparément.

[4] Cité dans un article du Jakarta Post daté du 26 avril 2022.

[5] Ibid

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