Repenser les « populismes »

Par Gilbert Rist

Le cercle Germaine de Staël a fait du populisme une de ses principales préoccupations. Dans son exposé du 20 juin 2018, Jean-Luc Maurer en a résumé les caractéristiques fondamentales : souveraineté nationale vs internationalisme, protectionnisme vs libéralisme, prétention d’un chef à représenter « le peuple », opposition aux migrants et aux « allogènes », pour n’en mentionner que les principales.

Nous avons en effet d’excellentes raison de nous inquiéter de la montée en puissance de chefs de gouvernement démagogues (néanmoins élus au suffrage universel) tels que Trump, Poutine, Bolsonaro, Modi, Orban, Erdogan, Kaczynski et les autres, dont les positions « populistes », nationalistes – formes de variantes du fascisme classique – sont évidemment inadmissibles à nos yeux.

Cela dit, la question se pose de savoir s’il n’existe pas d’autres formes de « populismes » qui échappent aux différentes dimensions énoncées ci-dessus.

Historiquement, il existe aussi un « populisme de gauche » qui mérite qu’on le prenne en considération. Ainsi le People’s Party, un mouvement agrarien des Etats-Unis apparu entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, qui lutta à sa façon pour la démocratie en se réclamant de main street contre Wall Street. De même pour les Narodniki (mouvement socialiste paysan) russes de la même époque, pour ne prendre que ces exemples.1 Auxquels on pourrait ajouter les combats de Martin Luther King qui a mobilisé – avec succès – contre l’establishment états-unien.

Plus près de nous, Jean-Claude Michéa2 – à la suite de George Orwell – s’efforce de rendre toute la place qu’il mérite à l’ordinary decent man (or the common man)3 issu des classes populaires, qui s’oppose aux élites politiques dont il se sent méprisé, qui estime « qu’il y a des choses qui ne se font pas », et qui cultive des valeurs morales, de générosité et de solidarité à l’intérieur d’un cercle de proximité. Face à la société libérale qui exalte la réussite individuelle, à partir du présupposé d’un « égoïsme bien compris » (censé assurer le bonheur collectif), le common decent (wo)man s’efforce simplement de « rester humain », de se préoccuper de son prochain ou, plus prosaïquement, de son voisin ou de sa voisine. Ce qui conduit généralement à le considérer comme conservateur, voire réactionnaire.4

On pourrait trouver dans le mouvement des « gilets jaunes » un exemple contemporain de cette posture. Sans prétendre en faire une analyse sociologique exhaustive – et sans négliger les « débordements urbains » dont les violences ont été attisées par la répression policière – on constate que le mouvement est parti de l’occupation de ronds-points, caractérisée par une ambiance relativement conviviale et autogestionnaire : partage de boissons et de nourriture, pique-niques collectifs, discussions politiques et, surtout, refus de toute représentation à travers un ou plusieurs chef(fe)s.

Même si l’origine des protestations remonte à l’imposition d’une nouvelle taxe sur les carburants, le prétexte ne doit pas faire illusion, même si la contestation des impôts constitue un classique des révoltes populaires. Comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, cet épisode est significatif d’une exaspération plus ancienne et plus profonde qui se traduisait par des votes protestataires qui profitaient soit au Rassemblement national soit à la France insoumise. Les propos de comptoir, tenus au café du village, ont soudain explosé dans l’espace public des ronds-points, amplifiés par les reportages des médias. Ils se sont transformés en pratiques littéralement anarchiques, autogestionnaires, souvent festives, fondées sur le voisinage et l’entraide mutuelle.

C’est probablement le caractère spontané, quasi éruptif, rapidement généralisé dans tout le pays du mouvement (largement relayé par les réseaux sociaux) qui a le plus décontenancé le pouvoir. Comment les « élites » nomades et hors-sol pouvaient elles comprendre les revendications de celles et ceux qui inventaient de nouvelles formes d’action tout en disant : « Nous ne sommes ni de gauche ni de droite, nous sommes ceux d’en bas et nous voulons vivre au pays » ? (ce qui était aussi un slogan de Podemos en Espagne)

Les conséquences du mouvement (aménagements fiscaux, organisation d’un grand débat national) importent peu. L’essentiel consiste dans l’apparition d’une nouvelle forme de contestation, à la fois populaire et populiste. « Les relations sociales anarchistes et les formes d’action non aliénée sont partout autour de nous […] Nous nous auto-organisons et nous pratiquons l’entraide mutuelle tout le temps. Nous l’avons toujours fait. »5 On aura pu s’en rendre compte lors de la pandémie qui a bouleversé aussi bien nos existences que l’économie : face à l’adversité, la solidarité familiale ou de voisinage a soudain pris des proportions que nous ne soupçonnions pas6.

Nous nous trouvons donc face à deux formes de « populismes », fort différents, que nous rangeons pourtant sous la même étiquette. Ce qui est évidemment fort dommageable pour la clarté du débat. Même si, parfois, le vote d’extrême-droite peut faire office de passerelle susceptible de relier ces deux « populismes », l’argument ne paraît pas suffisant car, en France au moins, les régions où l’identité régionale est la plus forte (et les pratiques d’entraide les plus vivantes) sont aussi celles où le Rassemblement national fait ses scores les plus faibles.7

Pour simplifier, il y aurait donc, d’un côté un populisme autoritaire (se réclamant de Joseph de Maistre ou de Carl Schmitt) et un populisme anarchiste (remontant à Proudhon8, Bakounine ou Kropotkine). Comme on le voit, nous ne sommes pas dans le même monde ! En d’autres termes, nous aurions à faire à un « populisme d’en haut » (dont la sociologie politique fait son affaire) et un « populisme d’en bas » qui serait réservé à l’anthropologie sociale.

Cela dit, dans la pratique, les choses sont peut-être moins tranchées. Il n’est pas certain que le « Trumpenproletariat » soit uniquement composé de decent men… surtout si l’on songe aux milices qui s’autoproclament gardiennes de la loi et l’ordre. Mais dans la foule des « petits blancs » déclassés, ils sont probablement nombreux à se déclarer « conservateurs » simplement pour ne pas perdre le peu qu’il leur reste. On pourrait sans doute en dire autant de nombreux électeurs et électrices du Rassemblement national ou de l’UDC. Ce qui ne les empêche pas, par ailleurs, de se comporter selon une certaine morale populaire ou populiste.

Il est évidemment plus facile de cerner le populisme autoritaire que le populisme anarchiste. D’un côté, il y a un chef autoproclamé (ou élu) – qui prétend représenter « le peuple » – qui dit le bien et le mal et qui ne souffre pas la contradiction. De l’autre, il n’y a… personne, ou plutôt une nuée de gens qu’aucun signe vraiment distinctif ne permet de repérer (après tout, tout le monde, y compris les policiers, peut porter un gilet jaune…), qui refusent explicitement d’être représentés, ne serait-ce que par des porte-parole (d’où le côté résolument anarchiste du mouvement), qui ne votent pas mais décident par consensus (ce qui prend évidemment beaucoup de temps) pour n’exclure personne.9 Tout cela complique la tâche de l’observateur et entre difficilement dans les catégories habituelles de la sociologie politique. Ce qui n’empêche pourtant pas de s’y intéresser. Les raisons de « la crise de la gauche » sont peut-être aussi à chercher de ce côté-là : à partir du moment où le Parti socialiste s’est converti au libéralisme économique et à l’imaginaire de la croissance – censée élargir à l’infini la taille du « gâteau » pour pouvoir en distribuer à chacun une tranche plus grande (ce qui, comme on le sait, ne s’est jamais passé) – « les gens » se sont sentis abandonnés, méprisés, au point de se réfugier dans un abstentionnisme toujours plus massif ou, par défaut, dans posture purement protestataire qui ne saurait remplacer les luttes sociales, seules capables de s’opposer au système qui les détruit, et leur rendre la dignité dont ils ont été dépossédés.

Quelles que soient les difficultés, ne serait-il pas intéressant de prendre en considération les deux modalités de populisme afin d’élargir notre problématique ?

Gilbert Rist /14 octobre 2020.

1 Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Paris, Gallimard, 2017, p. 37. A noter que, à la suite de sa correspondance avec Véra Zazoulitch, Marx a profondément revu le rôle (mineur) qu’il avait attribué à la paysannerie.

2 Je m’inspire ici (sans en approuver toutes les thèses !) des travaux de Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007 ; Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Climats, 2011 ; Notre ennemi le capital, Paris, Climats, 2017.

3 Que les féministes se rassurent : « Quand je parle des hommes, j’embrasse toutes les femmes » disait déjà Churchill.

4 On sait que George Orwell se définissait lui-même, sans doute par boutade, par l’oxymore d’ « anarchiste tory ». Par ailleurs, « La common decency résulte d’un travail historique continuel de l’humanité sur elle-même pour radicaliser, intérioriser et universaliser ces vertus humaines de base que représentent les aptitudes à donner, à recevoir et à rendre »,Jean re. »Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, (op.cit), pp.153-154. (italiques dans le ttexte)t ttetexte)

5 David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, Québec, Lux Editeur, 2018 [2004], p.89. « […] les valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité […] sont encore massivement présentes dans les milieux populaires. Si l’on en doute, il suffit de poser la question suivante : par quel miracle, en effet, les gens ordinaires – dont l’immense majorité doit aujourd’hui vivre avec moins de 2 000 € par mois – pourraient-ils faire face aux inévitables aléas de l’existence quotidienne ? » (Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le capital, op.cit., pp. 24-25).

6 « C’est probablement aussi pour cela qu’au lendemain immédiat de grands désastres – inondations, pannes d’électricité géantes ou effondrement de l’économie – les gens se comportent souvent de la même façon : ils reviennent à un communisme basique [baseline communism] », David Graeber, cité dans Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le capital, op.cit. p.102.

7 Ibidem, p. 32, note 1. Peut-être est-ce le contraire en Suisse où les « cantons primitifs » sont les mieux acquis aux positions conservatrices, comme l’a bien montré le dernier scrutin fédéral.

8 « L’économie politique incline à la consécration de l’égoïsme ; le socialisme penche vers l’exaltation de la communauté », Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, in Œuvres complètes, Genève– Paris, Slatkine, 1982 [4E édition de 1867], p. 68.

9 David Graeber (op.cit.) fait remarquer que le principe du consensus est largement plus répandu dans les diverses sociétés que celui de majorité, qui remonterait à la démocratie athénienne.

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