La démocratie est-elle une valeur universelle, est-ce un modèle exportable ?

Note de Janine Rodgers

La démocratie est-elle une valeur universelle?

Pour Amartya Sen (Democracy as a universal value, 1999) l’acceptation de la démocratie, en tant que forme de gouvernance par excellence par un nombre croissant de pays, a été le développement le plus important du XXe siècle. Florent Guénard temporise et pense au contraire que le XXe siècle a appauvri l’idée démocratique en la réduisant à la manière de choisir nos gouvernants à travers des élections libres et compétitives. Cette divergence d’appréciation montre que s’il est assez facile de dire à quoi s’oppose la démocratie (oligarchies, autocraties, Etats autoritaires ou totalitaires), il est plus difficile de la définir.

Sen a une approche exigeante de la démocratie qui repose sur la distinction entre droits formels (entitlements), droits réels (capabilities) et comportements effectifs (functioning). La démocratie ne se résume pas au seul respect de la règle de la majorité, elle exige aussi la protection des droits et libertés des toutes les personnes, l’accès universel aux prestations et droits sociaux, le droit de prendre part activement aux délibérations publiques, ainsi que celui d’accéder à l’information. Il ne s’agit donc pas simplement de distribuer des droits formels (tels que le droit de vote ou d’éligibilité), mais de garantir les conditions nécessaires à leur exercice effectif. C’est une conception de démocratie en action qui contraste avec la démocratie formelle enracinée dans le droit de vote.

Selon Sen la démocratie est appelée à remplir trois fonctions :

  1. Une fonction intrinsèque. La liberté politique est envisagée comme une condition de la liberté et dignité humaine. La participation sociale et politique est ouverte à tous les citoyens et apporte une contribution essentielle au bien-être des personnes. Elle ne peut pas être réservée aux seuls professionnels de la politique.
  2. Une fonction instrumentale. Elle donne un écho aux revendications des personnes et ainsi incite les gouvernements à mieux les prendre en compte.
  3. Une dimension constructive. Elle donne aux citoyens la possibilité d’apprendre les uns des autres. Les préférences, désirs, besoins, etc., des individus, tout comme les valeurs et normes sociales, sont construits au cours d’une interaction dialectique.

Au sein d’une société démocratique la formation des valeurs et des croyances ne résulte pas d’une procédure mécanique d’agrégation des opinions individuelles mais d’une délibération collective à laquelle chacun est appelé à apporter sa contribution active.De plus, la démocratie est appelée à déployer ses effets dans le temps, dans une perspective de construction permanente de la société, de ses attentes et de ses valeurs. Les Etats les plus démocratiques sont ceux qui font émerger de nouvelles valeurs plus respectueuses des individus (exemples : mariage pour tous, avortement, etc.).

La question est comment convertir la démocratie formelle en délibération réelle? Quelles sont les conditions pourqu’une capacité réelle de délibération puisse se déployer et que chaque citoyen puisse être en mesure d’accéder aux espaces de délibération ?

Démocratie délibérative et démocratie participative

Les dispositifs délibératifs et participatifs ont des bases théoriques différentes mais ont pour objectif commun d’assurer une forme de participation des citoyens ordinaires à la discussion d’enjeux collectifs, de produire du jugement public au travers d’une discussion collective réunissant des acteurs d’origines différentes.

La démocratie délibérative

Le paradigme délibératif contemporain a été développé à partir du début des années 80. Il associe la délibération publique à l’idéal démocratique lui-même, plutôt qu’au bon gouvernement ou au parlementarisme. L’idée principale de la démocratie délibérative, inspirée par les théories de John Rawls et de Jürgen Habermas, est qu’une décision politique est réellement légitime lorsqu’elle procède de la délibération publique de citoyens égaux. Les conceptions délibératives de la démocratie enracinent l’idéal démocratique dans la capacité individuelle à délibérer sur les affaires communes, dans la capacité collective à poursuivre conjointement la promotion égale des intérêts individuels, et dans l’aptitude de la délibération publique à supporter le gouvernement par et pour le peuple. La compréhension délibérative de la démocratie maintient les deux visées démocratiques de l’autonomie politique et du bien commun.

Cette théorie normative s’oppose aux conceptions de la démocratie qui voudraient mettre en avant le marchandage, l’agrégation des préférences ou une participation plus inclusive (démocratie participative).

La démocratie participative

La notion de démocratie participative désigne l’ensemble des démarches qui visent à associer les citoyens au processus de décision politique. L’approche est plus pragmatique. Le retour de l’idée de participation citoyenne à la décision politique s’est diffusée depuis une vingtaine d’années dans les vocabulaires politiques français et européens. Il coïncide avec le début du processus de déconsolidation des démocraties représentatives. La défiance croissante des citoyens à l’égard des autorités politiques dans la plupart des démocraties occidentales, la montée de l’abstention électorale, l’abaissement du seuil de tolérance au discours d’autorité ont contribué à éroder fortement la légitimité de leurs gouvernants. Ceux-ci sont contraints de recourir à d’autres modalités de prise de décision afin d’éviter, de contourner ou de canaliser les conflits avec leur population.

Mais la démocratie participative renvoie à des réalités sensiblement différentes et reste entravée par de multiples facteurs. Sherry Arnstein (1969) propose une « échelle de la participation citoyenne » en distinguant trois niveaux :

Premier niveau : celui de la manipulation ou de la « non-participation » . Il s’agit simplement de donner l’illusion d’une association des citoyens à la discussion. L’objectif n’est pas de permettre aux gens de participer, mais de permettre à ceux qui ont le pouvoir de les “éduquer”.

Deuxième niveau : celui de la « coopération symbolique » : il s’agit de permettre à ceux qui n’ont pas le pouvoir d’entendre (d’avoir accès à l’information) et de se faire entendre (à travers la consultation). Mais ils n’ont pas le pouvoir de s’assurer que leurs avis seront pris en compte par ceux qui ont le pouvoir.

Le troisième niveau donne aux citoyens le statut de « partenaires » de l’action publique, leur déléguant une parcelle de pouvoir ou leur permettant de contrôler réellement la décision.

La principale condition de réussite de la démocratie participative reste son articulation au pouvoir politique. La démocratie participative s’est instaurée sur le terrain de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, et s’étend aux champs de l’environnement. On trouve des expériences emblématiques de budgets participatifs municipaux en Amérique latine (Porto Alegre, Buenos Aires). En 2019, en France, 200 municipalités clamaient avoir expérimenté ce mode de gouvernance. Mais que sont devenus les cahiers de doléances après le mouvement des gilets jaunes ? Ou bien dans quelle mesure les conclusions de la Convention citoyenne pour le climat ont-elles été prises en compte ?

L’évolution de nos systèmes démocratiques vers une meilleure inclusion des citoyens dans la fabrication des politiques publiques se heurte a des mouvements contraires de concentration du pouvoir entre les mains des exécutifs locaux et nationaux (voir par exemple la gestion de la crise du Covid-19).

La démocratie est-elle un modèle politique exportable ?

Dans une interview de 2017, Florent Guénard (auteur de La Démocratie universelle. Philosophie d’un modèle politique, 2016), s’interroge sur le sens et l’éventuelle “universalité” de la démocratie. Existe-t-il un idéal démocratique transnational ? A quelles conditions ce modèle politique est-il exportable dans le monde ?

Dans les années 1980, la promotion de la démocratie devint un instrument de la guerre froide. Les Etats-Unis mettent alors en place des programmes de promotion de la démocratie pour soutenir ce qu’ils pensent être l’aspiration des peuples à la liberté en particulier en Amérique latine et en Europe de l’Est. Après le 11 septembre Bush décide d’accélérer le processus de la fin de l’Histoire (voir Fukuyama) et d’envahir l’Irak. On pensait qu’il suffisait de mettre en place des processus électoraux pour que les sociétés se transforment. Et on a simplifié l’histoire de ces sociétés, considérant que leurs particularités n’allaient pas résister devant un processus de démocratisation jugé universel.

Mais considérer la démocratie comme un modèle n’implique pas que celui-ci puisse s’appliquer partout, quels que soient les contextes et les conditions historiques. La diffusion du modèle démocratique, son universalisation ne peut pas procéder d’une exportation exogène qui rappelle trop souvent l’impérialisme colonial. La démocratie réclame l’adhésion des peuples; elle suppose autre chose qu’un simple consentement à des procédures électorales. Elle n’est pas une marchandise qu’on peut “vendre”, comme si elle répondait à une attente et s’insérait dans un marché.

L’aspiration des peuples à la liberté ne suffit pas à créer une démocratie. Il faut prendre en compte comment la démocratie est concrètement revendiquée au fil de l’Histoire. La perspective de voter librement une fois tous les cinq ans n’est pas ce qui motive les peuples à renverser un régime autoritaire. C’est bien plus que cela, c’est une envie de dignité, de justice, de lutte contre la corruption et de niveau de vie décent. La révolte des peuples est souvent d’abord sociale; l’aspiration pour une société démocratique qui donne accès à une part des richesses produites par la communauté. Il s’agit de construire un nouveau rapport au pouvoir.

La démocratisation des sociétés et l’expansion de la démocratie suppose d’éviter à la fois le dogmatisme d’un modèle imposé au monde et le relativisme qui empêche de voir que les nations s’imitent et s’inspirent les unes des autres.

Références

Sherry R. Arnstein (1969), ʺA Ladder of Citizen Participationʺ, Journal of American Institute of Planners, N°35/4, pp.216-224.

Reproduction de l’article original : https://lithgow-schmidt.dk/sherry-arnstein/ladder-of-citizen-participation.html

Loïc Blondiaux – Professeur de science politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne. En ligne “parole d’expert” 26 mars 2021

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/279196-la-democratie-participative-par-loic-blondiaux

James Bohman (2010). “Introducing Democracy across Borders: from dêmos to dêmoi,” Ethics & Global Politics, Vol. 3, No. 1, 2010, pp. 1-11.

Jean-Michel Bonvin (2005). “La démocratie dans l’approche d’Amartya Sen”, L’Économie politique, 2005/3 No. 27, pp.24 à 37.

https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2005-3-page-24.htm

Florent Guénard (2016). La Démocratie universelle. Philosophie d’un modèle politique (Paris, éd. du Seuil).

Bernard Manin (2002), “L’idée de démocratie délibérative dans la science politique contemporaine” – Introduction, généalogie et éléments critiques . Entretien avec L. Blondiaux, Politix, 15 (57) : 37-56.

Amartya Sen (1999). “Democracy as a universal value”, Journal of democracy, Vol. 10 No.3, pp.3-17.

Les archives de philosophie, numéro spécial sur la démocratie délibérative, 2011/12 (Tome 74). https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2011-2-page-219.htm

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