Le Brésil en danger de dictature militaire ?

Pierre-Yves Maillard [1]

Et si on commençait par regarder en face ce qui pourrait passer pour une « uchronie » complotiste ? Au-delà du Brésil des clichés et des « fake news », son gouvernement populiste et militaire d’extrême-droite est en effet issu d‘un double coup d’État qui n’a pas dit son nom : l’« impeachment » de la première présidente élue en 2016 et une campagne électorale présidentielle sabotée en 2018 par l’intervention partisane du judiciaire, l’évacuation musclée du candidat populaire Lula et l’exploitation éhontée d’un attentat tombé à point nommé [2].

S’il est vrai qu’une part non-négligeable des électeurs, y compris des classes populaires, ont porté Jair Bolsonaro et son clan au pouvoir, cette résistible ascension de l’Arturo Ui brésilien est due au fond à plusieurs facteurs : au mépris historiquement ancré des « pauvres », à savoir surtout des descendants d’esclaves, marginalisés dès l’abolition tardive de l’esclavage en fin de XIXème siècle ; à une abstention irresponsable, qui s’explique par le rejet épidermique du Parti des Travailleurs, officieusement parce qu’il a le premier tenté de réduire les inégalités sociales, officiellement pour avoir répliqué une corruption politique endémique dans ce pays ; enfin à une mobilisation des médias contre la gauche, taxée de communiste, avec en tête le « Réseau Globo », dont l’information manipulatrice sert avant tout les intérêts des élites d’argent, alignées sur les États-Unis de Trump. La polarisation est profonde, au sein des 212 millions d’habitants que compte le pays, dont 50% au moins en zones urbaines minées par la criminalité et l’insécurité. Le manque d’une opinion publique critique est encore amplifié par la dégradation constante de l’éducation publique.

La « re-démocratisation », comme on dit ici, est due à une Constitution ouverte mais de compromis, en 1988. La dictature au Brésil a duré une vingtaine d’années. Moins virulente qu’en Argentine ou au Chili, elle est coupable de la répression de centaines d’opposants, notamment de l’exécution d’Indiens lors du percement de la transamazonienne. Or, à part un timide début de Commission Nationale Vérité, sous l’égide de Dilma Rousseff, qui avait elle-même subi la torture, il n’y a eu aucune démarche sérieuse de l’État pour promouvoir le devoir de mémoire. Cette lacune a favorisé le retour de l’armée au gouvernement. Bolsonaro est l’un des leurs et il a entraîné la promotion de milliers de militaires, comme ministres mais aussi aux échelons secondaires. La démocratie est ici victime d’une culture de l’impunité à tous les niveaux de la société, d’abord des élites, dont la prévarication et la corruption sont masquées par celles des politiques qui trahissent, eux, la légalité dont ils devraient être les garants. Au bénéfice de juteuses privatisations, les grandes compagnies minières ou pétrolières et son agrobusiness dictent la politique étrangère et environnementale.

Autour du gourou de Bolsonaro, un « terraplaniste » évangélique, Olavo de Carvalho, tout un troupeau d’ignorants croit pouvoir faire table rase de la science au nom d’une relecture fondamentaliste de la Bible. C’est une des raisons pour lesquelles les crises climatique et sanitaire sont niées et les statistiques gênantes occultées. Comme l’a dévoilé brutalement la gestion erratique et irresponsable de la pandémie du coronavirus, ce pouvoir fédéral ultralibéral et intégriste démasque chaque jour un peu plus son visage d’inculture, d’incompétence et d’autoritarisme. D’un côté, on assiste à un bras de fer avec les institutions censées représenter les valeurs démocratiques, les États fédéraux, le Congrès et jusqu’au Tribunal Suprême qui sont vivement attaqués par des rassemblements télécommandés. Si l’homme de la rue peut être tenté de jeter le bébé avec l’eau du bain tant ces institutions ont leur crédibilité elle-même entachée par la corruption endémique issue d’une Histoire esclavocrate, de l’autre côté, le danger est qu’en fin de compte l’armée apparaisse comme l’arbitre rassurant de ce duel.

On aura repéré des différences fondamentales d’avec les national-populismes multiformes en Europe : entre autres, l’héritage historique de l’esclavage, des inégalités sociales abyssales, une justice cooptée et le rôle médiateur reconnu constitutionnellement à l’armée. Mais on peut pousser l’analyse jusqu’à un trend plus général dans le monde, une forme de régression vers la barbarie… Dans le Brésil bolsonariste, mais avec l’appui d’un quart du peuple aveuglé, selon une liste du journaliste José Eduardo Gonçalves, dont je reprends ici quelques exemples-clé[3], ces pratiques arbitraires sont devenues réalité dans l’actualité : discriminer sur une base ethnique ; stigmatiser les différences de genre ; balayer les urgences environnementales ; justifier la répression au nom de l’ordre ; réclamer la fermeture du parlement et l’embastillement des gouverneurs et des juges ; appeler « le peuple » à s’armer contre ses ennemis ; manipuler par les robots faussaires des réseaux sociaux ; agiter à tout-venant l’épouvantail communiste ; confisquer les symboles nationaux pour un ralliement partisan exclusif.

Évidemment, cette analyse à froid n’enlève rien à mon admiration pour les ressources réelles du peuple brésilien. Jusqu’ici, le silence assourdissant de l’opposition, du PT et de Lula, semble procéder d’une stratégie électorale. Un espoir réside à mes yeux dans la résistance de certains juges et scientifiques, avec une certaine intelligentsia engagée, comme le penseur dominicain Frei Betto, mais surtout dans le fort tissu des mouvements sociaux : les premières manifestations de rue pro-démocratie l’ont été à l’initiative de clubs populaires de fans de football, de culture antifasciste, ou de communautés comme les « Sans-Toit ». Face à la crise environnementale et aux discriminations racistes et machistes, le défi citoyen fondamental, ici aussi, est dans la solidarité d’une démocratie directe, celle qui seule peut assurer une vie libre et la dignité humaine des générations à venir.


[1] Pierre-Yves Maillard, vit à Porto Alegre et sa connaissance du Brésil tient notamment à des années de voyages et d’engagement auprès de ses mouvements sociaux, comme ancien secrétaire général d’une ONG de coopération Sud-Nord.

[2] Pour des analyses détaillées, on se réfèrera par exemple au livre du sociologue Jesse Souza « L’Elite du Retard » (2019, édit. Estação Brasil), aux correspondances du Monde, aux opinions et chroniques documentées d’ El País-Brasil, dont la colonne d’Eliane Brum ( https://www.autresbresils.net/Eliane-Brum) et aux reprises d’articles du Courrier International. Pour les données de base, on consultera « l’Atlas du Brésil – Promesses et défis d’une puissance émergente »  (2018, Édit. Autrement).

[3] http://mondolivro.com.br/aos-ex-amigos-cumplices-da-barbarie/

2 Replies to “Le Brésil en danger de dictature militaire ?”

  1. Merci à Pierre-Yves pour son article qui reflète hélas une réalité pour le moins effrayante. Malheureusement, nombre de Brésiliens que je connais sont aveuglés par leur président et ne jurent que par lui. Comment est-ce possible? oui, triste réalité que cette manipulation de masse, dont se nourrissent les personnages les plus dangereux de ce monde, et ce depuis toujours…

  2. Miguel Norambuena dit : Répondre

    Voici quelques réactions, en vrac. Nous vivons retranchés chez nous, ce qui est un immense privilège, à cause de notre maison et de son jardin ainsi que notre capacité à voyager dans l’histoire et la culture. Vu les précautions prises, je pense que le risque de contamination est faible, toutefois pas inexistant.

    Beaucoup plus préoccupants sont l’évolution de la pandémie au Brésil et les risques de dérive autoritaire. Bolsonaro est un psycopathe à la fois homicide et suicidaire. Sa négation de la gravité de la pandémie persiste, elle est évidemment catastrophique. Pas de leadership, pas de cohérence dans les messages et mesures de combat. Résultat, une levée précoce des mesures d’isolement qui s’est immédiatement traduite par une augmentation de nouveaux cas de contamination et de décès.

    La bonne nouvelle, sur le plan politique, est la mobilisation croissante de la société dans la défense de la démocratie. Les juges de la Cour Suprême ont systématiquement annulé les mesures les plus délirantes de Bolsonaro. La presse fait face aux agressions avec courage et détermination, de même que la communauté scientifique et le monde de la culture. La majorité de la classe politique ainsi qu’une partie croissante du pouvoir économique s’opposent aux menaces d’un coup d’état émanant de l’extrême droite. Un grand point d’interrogation plane cependant sur l’attitude des militaires. D’une part je pense qu’ils ne suivront pas Bolsonaro sur la voie de la dictature mais d’autre part, pour l’instant, ils s’opposent à sa destitution par la voie constitutionnelle de l’impeachment par le Parlement. Le risque d’un coup d’état demeure, mais le progrès des enquêtes sur les liens de Bolsonaro et de ses fils avec les mafias criminelles le fragilise fortement.

    L’heure est à la mobilisation la plus large. La crainte de la maladie, le cauchemar d’une crise économique et sociale qu’on ne réussit pas à maîtriser et le risque d’une dérive autoritaire aboutissent à un climat malsain d’incertitude et de crainte.
    Voilà, hélas, où nous en sommes.

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