Traçage des personnes infectées et démocratie

Par Jean-Daniel Rainhorn

« J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un pays totalitaire ». Cette phrase du philosophe français André Comte-Sponville résume jusqu’à la caricature l’état d’esprit qui règne en France en ce début d’été 2020 à propos de l’application « StopCovid » dont l’objectif essentiel est pourtant d’informer son utilisateur s’il s’est retrouvé sans le savoir à moins de deux mètres et pendant une durée supérieure à quinze minutes d’une personne susceptible d’être porteuse du virus SARS-Cov-2[1]. Une situation qui peut advenir à n’importe quel moment de la journée, dans les transports en commun, au travail, dans une salle de spectacle, dans une réunion de famille ou au restaurant. 

La plupart des pays ont mis en place un outil de traçage numérique décentralisé et de durée limitée qui peut s’avérer très utile – à condition qu’un grand nombre de personnes active l’application – afin d’identifier les personnes qui sont infectées et alors mettre en œuvre les mesures appropriées pour éviter qu’elles en infectent d’autres. Une stratégie qui ne peut être ignorée en périodes de post-confinement, en cas de persistance prolongée du virus dans la population ou encore de l’apparition toujours possible d’une seconde vague de la pandémie. Mais aussi un système qui, selon ses nombreux détracteurs, n’est pas sans poser un certain nombre de questions relatives à la liberté individuelle. 

En Europe, le débat a opposé les partisans et les adversaires d’une telle application autour des conséquences potentielles de l’utilisation des données personnelles à d’autres fins que celles pour lesquelles elles sont proposées. Une inquiétude compréhensible mais incroyablement tardive quand on sait que les immenses fortunes accumulées depuis une vingtaine d’années par les GAFAM proviennent du commerce des données personnelles qualifié « d’or noir » du XXIe siècle. Facebook, Google et Amazon collectent avec notre consentement passif les renseignements les plus intimes sur notre vie privée. Sans parler de la gestion des dossiers médicaux électroniques que de nombreux gouvernements ont confié aux GAFAM qui ont ainsi la possibilité de vendre des informations personnelles sans aucun respect pour le secret médical[2]

Dans un tel contexte, comment expliquer la méfiance viscérale vis à vis d’un Etat susceptible de connaître nos contacts et de nos déplacements alors que ces informations sont quotidiennement vendues et exploitées dans le secteur privé sans notre assentiment ? Quel crédit accorder aux protestations du leader de la gauche populiste Jean-Luc Mélenchon qui, après avoir fustigé le projet « StopCovid » lors du débat au Parlement, s’empresse de publier sa déclaration sur Facebook et lui offre ainsi la liste exhaustive des centaines de milliers de personnes qui vont la lire ? Nous vivons un étrange paradoxe : en abreuvant chaque jour d’informations personnelles les réseaux sociaux, nous permettons le développement d’un écosystème – la pieuvre numérique – qui fragilise les bases de la démocratie. Nous contribuons ainsi à l’installation d’un environnement géré par des multinationales dont la légitimité ne repose que sur leur capacité à manipuler l’opinion. De s’offusquer devant le risque d’une intrusion de l’Etat dans nos vies privées à cause d’une application anti-Covid fait sourire du côté de la Silicon Valley où l’on collecte depuis longtemps toutes ces données !

Etrange pandémie qui fait apparaître de nouveaux clivages dans le regard que l’on porte sur les démocraties aujourd’hui. On pourrait être tenté de classer les pays selon la manière avec laquelle ils combattent le virus. Un classement peut-être un peu simpliste, mais qui pourrait ébranler bien des certitudes ! Une première approche ressemblerait au paysage suivant :

a) D’un côté, les démocraties dirigées par des nationaux-populistes qui ont le plus mal géré la pandémie. D. Trump aux USA, J. Bolsonaro au Brésil, B. Johnson dans un premier temps en Grande Bretagne ou encore V. Poutine en Russie se sont crus plus forts que le virus. Après avoir nié la gravité de la pandémie, puis avoir fanfaronné sur leur capacité à la maîtriser, ils se sont finalement montrés incapables d’y apporter une réponse appropriée. Des dizaines voire des centaines de milliers de morts leur sont imputables.

b) De l’autre, les démocraties « européennes », dans lesquelles la pandémie a été plus ou moins bien gérée au prix d’un équilibre précaire entre l’avis des scientifiques, l’état du système de santé, les rapports de force politiques, les dénis et les peurs de l’opinion publique. Ces démocraties se sont caractérisées surtout par leur absence d’anticipation et la lenteur de leur réactivité. Seules l’Allemagne, l’Autriche et à un moindre degré la Suisse ont su faire face avec une certaine efficacité au Covid-19 alors que l’Est de l’Europe a été relativement peu touché. Les pays latins (Italie, France et Espagne) l’ont finalement payé assez cher. Etonnamment, la Suède pays modèle en terme de démocratie et de santé qui a refusé le confinement, aura été le mauvais élève. 

c) Tout à fait différente est l’histoire de la pandémie dans les démocraties « asiatiques » qui bordent l’ouest du Pacifique (Corée du Sud, Japon, Taiwan, Singapour et Hong-Kong). Des pays considérés comme les plus démocratiques et les plus pro-occidentaux du continent asiatique qui ont mis en œuvre un traçage généralisé alors qu’à l’exception de Hong-Kong, ils élisent librement un Parlement et un Président au suffrage universel, la presse est libre et le sentiment démocratique y est certainement aussi fort qu’en Europe. Des sociétés capables de faire vivre en même temps les principes de la liberté individuelle et des outils de traçage potentiellement liberticides, afin de contrôler une crise sanitaire gravissime. Ces pays qui représentent plus de 210 millions d’habitants n’ont compté (au 27/06/2020) que 76.083 personnes infectées et 1.293 décès[3]. Soit deux fois moins d’infections et 25 fois moins de décès qu’en France pour une population trois fois plus importante ! Serait-ce parce que, contrairement aux pays d’Europe ou aux USA, ils s’étaient préparés depuis la pandémie de SARS-Cov-1 en 2003 ? Ou parce qu’ils ont parfois fait preuve d’une étonnante créativité? Par exemple la conception et la gestion d’une application de traçage par des hackers à Hong-Kong sans intervention de l’Etat[4].

d) Pays inclassable : le Vietnam communiste, par définition peu « démocratique ». A ce jour, le seul grand pays dans lequel la pandémie n’a pas fait de victime. Rappelons-nous qu’en 2003, le Vietnam avait été le premier pays à avoir réussi à contrôler l’épidémie de SARS sur son territoire. Un hasard ?

e) On pourrait enfin s’interroger sur l’étonnante réussite de quelques pays dirigés par des femmes (Allemagne, Nouvelle-Zélande, Danemark, Finlande). Ont-elles su mieux informer, mieux rassurer et mieux convaincre ?

Décidément, l’ethnocentrisme occidental a encore de beaux jours devant lui ! N’y aurait-il rien à apprendre des autres ? Face à une pandémie qui continue à tuer des centaines de milliers de personnes, la réussite de quelques pays asiatiques nous oblige à nous poser la question : qu’est-ce qu’un pays « libre » et qu’est-ce qu’un pays « totalitaire » ? En 2020, la démocratie c’est aussi une société responsable dans laquelle pendant une période donnée : on se lave les mains, on porte des masques, on maintient une distance sociale et on se connecte à une application qui peut identifier les personnes infectées. Tout cela pour protéger ses proches et la communauté dans son ensemble !


[1] Interview par Simon Brunfaut. L’Echo. Bruxelles. 26 mai 2020. https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/andre-comte-sponville-j-aime-mieux-attraper-le-covid-19-dans-un-pays-libre-qu-y-echapper-dans-un-etat-totalitaire/10221597.html

[2] JD Rainhorn. « Le secret médical risque d’être la principale victime des dossiers médicaux partagés ». Le Monde, 25 février 2020. https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/02/25/le-secret-medical-risque-d-etre-la-principale-victime-des-dossiers-medicaux-partages_6030800_1650684.html

[3] Données du Johns Hopkins Coronavirus Ressource Center. https://coronavirus.jhu.edu/data Consulté le 27/06/2020.

[4] Lire : « L’incroyable histoire du site de suivi du Covid-19 à Hong-Kong ». J. André. LePoint.fr. 20 mai 2020. URL du site : https://covid19.vote4.hk/en

4 Replies to “Traçage des personnes infectées et démocratie”

  1. Clara Zarembowitch dit : Répondre

    Merci pour cet article stimulant et convaincant. Je me permets d’y donner suite par une question qui ne laisse pas de m’intriguer: pourquoi les Français qui ont été en Europe parmi les plus respectueux d’ un confinement strict sont-ils parmi les plus réticents à utiliser l’application StopCovid?
    Outre les inquiètudes que vous évoquez sur les atteintes possibles à leur vie privée,je vois deux éléments complémentaires,très franco-français:
    1)Une défiance à l’égard des politiques sans égale chez nos voisins. Commisssion parlementaire d’enquête doublée maintenant d’une Mission d’enquête confiée au Pr Pittet :voilà qu’il faut rendre compte et des comptes sur une gestion qui ne fut pas sans failles mais pas indigne non plus, loin de là.
    2)Une parole des « scientifiques » disqualifiée par une médiatisation outrancière de certains d’entre eux dont le discours démagogique, sans nuances, agressif voire insultant est à l’exact opposé de la vraie démarche scientifique.
    Une méfiance en grande partie dénuée de fondements s’est installée dans l’esprit du plus grand nombre: puisque « on » a mal fait sur tout,puisque « les plus grands infectiologues » affirment qu’on aurait pu sauver tout le monde,pourquoi se sentir responsable de quoi que ce soit ou de qui que ce soit en se faisant tracer et en respectant les gestes barrière?
    Oui,cela pose clairement la question des limites de l’exercice de la démocratie…

    1. Jean-Daniel Rainhorn dit : Répondre

      Merci pour votre commentaire ! On ne peut, hélas, que partager vos interrogations ! La perte de confiance dans les dirigeants politiques et l’élite scientifique en dit long, me semble-t-il, sur l’adhésion plus ou moins consciente d’une partie des Français à l’un des concepts clés des thèses du national-populisme, le « Tous pourris » ! Des gilets jaunes aux divers populismes de droite et de gauche, aucun dirigeant ne trouve aujourd’hui grâce à leurs yeux. Les plaintes se multiplient contre l’exécutif. On accusera bientôt le gouvernement et les scientifiques d’être à l’origine de la pandémie de Covid-19 ! Ira-t-on jusqu’au lynchage ?
      Quant à charger une application de traçage, il faut une grande dose de naïveté de la part du gouvernement pour imaginer – malgré son intérêt – que la population française va le faire. Un mois après son lancement, à peine plus de 2% des Français ont chargé StopCovid sur leur smartphone contre 15% des Allemands et des Suisses qui l’ont fait dès la première semaine !
      Un comportement qui doit être également questionné et qui lui n’est pas spécifiquement français est le déni. Contre toute évidence, beaucoup considèrent que l’épidémie est derrière nous. Porter un masque, pratiquer les gestes barrières ou encore demander le respect d’une distance sociale de deux mètres sont des gestes qui sont devenus aujourd’hui un peu ridicules presque obscènes. Nombreux sont ceux qui n’osent même plus le faire pour ne pas être moqués.
      Pourtant, rien ne permet d’affirmer que la pandémie ne va pas à nouveau se développer en Europe. Avec peut être encore plus d’intensité que lors de la première vague. Attention au « potentiel rebondissant » du Covid-19 ! Regardons avec attention ce qui est en train de se passer aux Etats Unis d’Amérique où elle a déjà fait plus de 130.000 morts, c’est à dire le tiers de tous les morts américains de la seconde guerre mondiale. Oui, il faut tout faire pour éviter une deuxième vague ! Et cela demande une attitude responsable.
      Le confinement a été une réussite en France parce qu’il a été imposé de manière autoritaire. Pour lutter contre cette crise sanitaire exceptionnelle, y a-t-il une autre solution que la contrainte? Si peu le disent ouvertement, beaucoup le pensent profondément !

  2. Oui,cela pose clairement la question des limites de l’exercice de la démocratie…
    Pourrait on poser la question autrement: Pourquoi la démocratie en France conduit-elle à ces comportements? Autoritarisme, centralisation, non séparation des pouvoirs avec les abus que cela entraîne.
    Juste un exemple la ville d’Annecy, vient d’élire son conseil municipal et par conséquent son maire. Ses voix ne correspondent qu’à 16% des inscrits et il aura pendant six ans tous les pouvoirs sans contre pouvoir aucun.
    Parce qu’il eu 27 voix ( sur environ 12600) de plus que son suivant il lui sera attribué 72 % des sièges et le second n’en aura que 22%, la dernière liste avec 10% des voix aura les 6% restants. Comment peuvent réagir les électeurs face à une telle situation?

  3. Gerry Rodgers dit : Répondre

    Pour aller plus loin dans le développement d’une typologie de pays, comme le fait Jean-Daniel, il me semble qu’on doit réfléchir plus sur la nature des sociétés concernées. Il est possible que dans des sociétés plus solidaires, la population est plus engagée dans les actions communes, plus soucieuse d’éviter de transmettre l’infection ; dans des sociétés plus inégalitaires, les riches se protègent mais aux dépens d’une proportion importante de la population qui n’a pas les moyens de le faire ; dans des sociétés autoritaires, l’acceptation plus facile de la mise en vigueur des règles dures peut également limiter la transmission ; et cetera. Et il faut croiser ces caractéristiques des sociétés avec les systèmes politiques et les choix de politiques économiques et de santé…

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